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Chapitre huit (fin)


Voici que j'ai le temps et l'énergie de regarder autour de moi et de penser à autre chose qu'à la survie immédiate. Et surtout j'ai un ami! Comment exprimer cela? Dans ce monde qui n'est à chaque instant du jour et de la nuit qu'hostilité, brutalité, férocité, méchanceté, absurdité, danger, tout à coup on dit pouce! Je rencontre au détour d'une baraque un type qui me donne envie de sourire, avec qui je puis rire et parler sans avoir peur de ce que je pourrais dire...

Yuri m'emmène parfois à travers le camp. Dans le triangle qu'il forme: environ 70 Blocks, des châlits pour 25 000 détenus - mais lorsque besoin est, on n'hésite pas a en mettre deux par lit, ou davantage. Quelques Blocks spécialisés. La cuisine, les douches, l'infirmerie, et un Block[40] qui sert à faire des "expériences" sur les détenus. D'autres Blocks encore, mystérieux, dont Yuri ne tient pas à parler[41].

Parmi les aménités du camp: un bordel. Les pensionnaires sont des détenues. À l'usage des Prominenz, évidemment. Pour le tout venant, l'idée d'aller au bordel serait risible, si leur sens de l'humour avait survécu à la faim.

Le Block 15, pour les diplomates, les musiciens de l'orchestre du camp, les Sapeurs-Pompiers - Yuri en fait parti - les pasteurs et les prêtres à la condition privilégiée: peu de travail, nourriture plus raisonnable, pourvu qu'ils n'attirent pas l'attention sur eux.

Les prêtres... Enfant, il me fallait tous les jeudis aller au catéchisme, tous les dimanches à la messe. J'ai fait ma première communion à l'église de Sèvres. Avant d'en être jugé digne, il fallait passer un examen. Le jour venu, ma mère est venue s'asseoir quelques rangs derrière les enfants: soutien moral. On appelle mon nom. Je réponds bien aux questions, je regarde la note qu'écrit l'examinateur: 5 sur 5. De retour à ma place, tout heureux, je montre à ma mère une main avec les cinq doigts écartés. Le prêtre qui nous surveillait, marchant dans la travée, lisant son bréviaire, me voit du coin de l'oeil et interprète mon signal à ma mère comme étant un acte de vantardise devant mes petits camarades. Il se lance alors dans une dénonciation publique du péché d'orgueil, me montrant en mauvais exemple, et introduisant en moi un des premiers germes de doute: comment le représentant de Dieu sur terre pouvait-il se tromper aussi grossièrement?!

Je n'ai jamais, dans le camp, rencontré ce mythe, le prêtre chrétien qui porte les secours de la religion à son prochain, dit des messes clandestines, etc.. Sans doute parce que celui assez altruiste et naïf pour ainsi exercer son apostolat était aussitôt "libéré" par la cheminée du Krematorium.

Autour de l'Appellplatz tourne en rond tous les jours une file d'hommes, sac lourd au dos. C'est le Schuhe Kommando, des hommes punis qui éprouvent les bottes destinées à la SS. Ils habitent le Sonderlager de la Strafkompanie[42] , petit camp à l'intérieur du grand, où l'on trouve aussi des prisonniers de guerre russes, particulièrement mal traités, et des commandos anglais pris lors d'un raid sur les côtes de la Norvège. Une sentinelle, de la police Häftling, en garde la porte. Un soir, Yuri lui glisse un mot, et nous entrons à l'intérieur. Il me présente aux Anglais[43].

L'Appellplatz est aussi un terrain de football: des équipes de bien-nourris y jouent le dimanche après-midi devant ceux qui ont la force de venir regarder. On y dresse les potences les jours d'exécution publique.

Yuri m'emmène à l'infirmerie, où il me présente à Claude Bourdet, allongé sur un châlit - je connaissais le nom de son père, Edouard, administrateur de la Comédie Française - et aussi à un vieux Norvégien qui nous donne un morceau d'un étrange fromage sucré, qu'il sort d'un colis de la Croix-Rouge norvégienne.

On voit toujours peu de SS. Roués, au lieu d'assurer eux-mêmes l'administration du camp et du travail, ils désignent parmi les détenus le Lagerälteste (chef du camp), les Blockältester (chefs de blocs), les Vorarbeiters (contremaîtres), les Kapos, (flics), tous ceux qui encadrent la population du camp: les Prominenz. À condition d'obéir strictement aux désirs des SS - ou de ne pas se faire prendre à désobéir - les Prominenz bénéficient de privilèges considérables: meilleure et plus abondante nourriture, meilleur habillement, peu de travail. Souvent peu scrupuleux, certains abusent de leurs privilèges et exploitent, parfois littéralement à mort, leurs camarades de détention. Ils commettent, pour conserver leur place, les brutalités que leur commandent les SS, et parfois en rajoutent pour se faire bien voir, ou pour le plaisir de la chose. Mais surtout, ils sont bien placés pour organiser.

Les Prominenz se divisent, en gros, en deux groupes:

1) les triangles verts, droits communs, qui sont plus malléables aux exigences des SS, mais dont l'administration a tendance à déraper vers les abus les plus ubuesques[44].

2) Les triangles rouges, politiques, souvent communistes - beaucoup d'anciens des Brigades Internationales qui avaient combattu aux côtés des antifascistes dans la guerre civile espagnole - dont les SS se méfient, mais qui en général administrent le camp efficacement, sans se laisser aller aux brutalités gratuites ni aux prévarications des triangles verts.

Les "abus" de pouvoir des triangles rouges s'exercent surtout vers la protection de ceux qui ont combattu les nazis. Par exemple l'échange du numéro matricule d'un cadavre anodin avec celui d'un ami que l'on sait particulièrement menacé. Sur les registres les SS constatent que le Résistant, le Communiste qu'ils allaient se faire le plaisir de torturer et tuer, est déjà mort. Ou bien les triangles rouges installent leur protégé dans un Kommando privilégié, où le travail est moins pénible[45].

Accrochés à des mâts, des hauts-parleurs dont la musique triomphante annonce tous les soirs, lorsque nous rentrons du travail, le communiqué de l'OKW[46].

Sur le mur du Block, le Volkischer Beobachter - journal du parti nazi - est affiché tous les jours. On y trouve le même communiqué que celui des hauts-parleurs, accompagné d'une carte. J'y déchiffre les exploits des troupes allemandes héroïques - bien sûr ils gagnent toujours contre un ennemi supérieur en nombre - mais sur la carte, petit à petit, les Russes avancent.

L'avance des Soviétiques fait que l'on replie sur Sachsenhausen la population de camps et de Kommandos plus à l'Est. Nous sommes chaque jour envahis davantage. Il y a même des femmes et des enfants. Tous ont souffert. Certains ont voyagé sur des wagons-plateformes ouverts à la neige. Beaucoup sont morts pendant le transport. Le crématoire fonctionne à plein, et son odeur de chair brûlée s'étale.

Fin janvier, les Russes sont sur l'Oder, à 60 kilomètres. Ce grondement sourd que l'on entend au loin, certains jours, serait-ce le bruit des combats? Debout à côté de moi, un jeune Ukrainien regarde aussi la carte, exprime sa satisfaction, sollicite la mienne. Sa joie devant l'avance des Russes est sans doute réelle. Peut-être cherche-t-il vraiment à la partager? Peut-être est-ce un provocateur? Ma figure en joueur de poker, je ne donne pas prise. Je perd l'occasion de me faire un ami si j'ai tort, je garde ma vie un peu plus longtemps si j'ai raison.

Le chef de Block est plus que jamais vigilant, il va régulièrement à la chasse aux poux. Le détenu grimpe sur un tabouret et baisse culotte. L'inspecteur, une lampe à la main, scrute les recoins, ses plaisanteries scatologiques, les mêmes chaque semaine, provoquent les rires empressés de sa cour. Au suivant!

United States Air Force.

10 avril 1945. Trois heures quarante-cinq. Je rêve de grasses matinées et il faut se lever, sortir sous le ciel étoilé, sans lune, dans l'air glacé. Un jour comme les autres. Mon sommeil lourd, écrasé de fatigue, est presque chaque nuit dérangé par les Anglais qui bombardent avec à présent des bombes énormes qui, depuis Berlin pourtant à 20 kilomètres, secouent mon châlit. L'appel du Block est vite fait: rares sont ceux - SS ou Prominenz - qui maintenant insistent lourdement sur la connerie concentrationnaire, toutes ces petites choses - alignement, silence dans les rangs, immobilité, petit doigt sur la couture du pantalon, lit au carré, mütze ab! - qui permettent d'emmerder au maximum le détenu.

Toilette. "Café". Il me reste un morceau de pain. Je vais vers l'Appellplatz, cernée de ses projecteurs aveuglants. Appel des Kommandos, toujours long: il faut attendre la fin de la nuit. Tous se balancent, d'un pied sur l'autre, lorsque le SS n'est pas trop près. Il faut dire qu'ils sont moins agressifs depuis que les Soviétiques sont proches, mais on ne sait jamais. Première lueur de l'aube, qui lève un petit vent, dernier tour de vis au supplice du froid.

Les premier Kommandos à partir au travail défilent sous le porche, eins! zwo! drei! vier! links! links! rythme lent - klonk! - des semelles de bois, les bras raides le long du corps, Mütze ab! le béret ôté d'un geste d'automate devant le SS qui compte une dernière fois. Nous, on tourne à droite, le long du mur d'enceinte.

Encore une fois à droite pour entrer dans la cour de DAW, les menuisiers vont par là, nous grimpons les trois marches de notre atelier. Le jeune Kalfaktor allume le poêle, ceux qui ont de quoi préparent leur gamelle pour la faire chauffer. Avec mon petit marteau, je casse mes lampes de TSF.

Ciel bleu. Le soleil est déjà haut. Soudain il fait trop chaud. Par la fenêtre ouverte, le Printemps entre, porteur de promesses: l'hiver est en déroute, les nazis aussi. L'atelier est surélevé sur une base de béton, l'air est brillant, nous pouvons voir au loin, par dessus le mur d'enceinte. J'ai envie de courir.

Hurlement. Les sirènes de la Voralarm, la prè-alerte qui annonce l'arrivée des bombardiers - ennemis ou amis suivant le cas de l'auditeur - sur le territoire, et la possibilité de leur visite. On dirait un enfant qui geint, sachant qu'il va prendre une baffe. Rien d'exceptionnel, elle est quasi permanente tellement l'aviation alliée est active. Mais voici la Grossalarm. C'est déjà plus sérieux, c'est l'alerte qui signifie qu'on pourrait bien être la cible, et que les avions ne sont plus loin. Bruits de moteurs qui naissent et se rapprochent, DCA qui jappe. Quel raffut! Tous aux fenêtres. Les avions sont hauts, ils laissent derrière eux une trainée blanche. Ils voyagent en escadrilles de douze appareils, chaque escadrille peint sur le bleu du ciel une bande blanche, comme avec une brosse large de peintre en bâtiment. Ils viennent de tous les points du compas. Le ciel s'embrume, la DCA rageuse le ponctue de ses petits nuages joufflus. Mugissement des bombes en chute libre, fracas des impacts. Au loin, des morceaux de paysage, des bâtiments, se soulèvent vers le ciel, se disloquent et retombent, l'horizon bouillonne. Puis arrivent les grosses gifles du souffle des explosions. Pandémonium. Il me semble que je serais mieux dehors.

Du perron, je vois en l'air le feu d'artifice des containers de bombes incendiaires - multiples petites bombes au magnésium brillant, accrochant la lumière - projetées alentour. Et à terre les Luftschutz[47] qui les recouvrent de sable pour les éteindre. Je pèse le pour et le contre: ferais-je une moindre cible en restant debout, ou en m'allongeant à terre?

Debout, je suis une cible plus petite pour les bombes incendiaires nombreuses mais qui n'éclatent pas. Mais s'il arrive une bombe explosive, j'en prends plein la gueule. Je serais alors mieux allongé par terre. Dilemme.

Les avions sont partis, laissant derrière eux le ciel blanc et la fumée noire. Ici, au Kommando, nous n'avons éte touchés que par des incendiaires, vite éteintes. Ils visaient sans doute l'usine d'avions Heinkel, de l'autre côté du camp.

Désordre délicieux. On bavarde, on rit. Un SS surviendrait qu'on se foutrait de sa gueule. Hum. Peut-être. C'est quand même toujours lui qui tient le bon bout du pistolet le plus proche.

Heraus! Antreten! Zu fünf! On rentre au camp. Parcours du matin, en sens inverse. Le porche. ARBEIT MACHT FREI. Les SS ne nous comptent même plus. C'est ça, le délabrement.

En temps normal, la colonne rentrant au camp s'en va droit vers les baraquements et se désintègre. Aujourd'hui, virage à droite aussitôt le porche franchi. Les potences sont dressées là. On nous fait passer à ras. Trois hommes y sont pendus par le cou, un écriteau sur la poitrine où l'on peut lire, en diverses langues: "J'ai pillé". Ce sont trois Muselmänner, hâves, déguenillés. Aucune démonstration d'émotion parmi les détenus qui défilent: la mort est trop quotidienne pour que trois cadavres impressionnent. Mon voisin sur le rang, un Français, dit: "Ah, ça n'est pas bien de piller".

Triomphe du nazisme? Indécrottable bêtise du défenseur de l'ordre à tout prix? Je contemple ce chien qui lèche la main de celui qui le bat. Les nazis l'affament, l'exploitent, menacent sa vie à chaque instant, le méprisent, lui crachent à la figure, et lorsqu'ils assassinent ses compagnons de chaîne, il leur trouve des justifications!

Hypothèse la plus probable de ces pendaisons: bombardement du camp, les Chleuhs craignent le désordre, il faut nous faire peur. Ils attrapent les trois premiers détenus qui leur tombent sous la main, ceux qui courent le moins vite, les pendent et les affichent en bonne place.

Deuxième hypothèse: les pauvres gars ont vraiment pillé et ont été pris. Mourants de faim, ils ont cru voir là une occasion de manger un peu? Dans ce cas comme dans l'autre, victimes des nazis.

Les jours suivants, on retourne au travail, mais le coeur n'y est plus. Il y a vraiment peu à manger. Même mon copain tchèque n'arrive plus à organiser sa ration de pain supplémentaire. On bute un peu partout sur des Muselmänner mourants ou morts. Les charrettes des ramasseurs de cadavres, avec leur attelage de détenus, ont bien du mal à suivre.

Les brutes, les excités, aux coups de poings et de pieds faciles, font preuve d'un grand calme et d'une politesse exquise. La probabilité qu'une de leurs victimes ait l'occasion de leur couper la gorge est une idée qui commence à pénétrer leur cervelle, malgré l'étroitesse du lieu.

Mais, bordel! que fait l'Armée Rouge? Voilà plus de deux mois qu'ils sont à cinquante kilomètres de nous.

Zerfall [48].

     À la Glorieuse Armée Rouge qui m'a débarrassé
     de la Bête Immonde!
Le 15 avril 1945, gonflée à bloc, l'Armée Rouge attaque. Les Chleuhs se battent comme s'ils n'avaient pas déjà perdu la guerre. Mourir pour la patrie...

Le 20 avril, on ne va pas au travail. Le 21 on tourne en rond. La rumeur annonce l'évacuation du camp. Yuri me dit qu'on va séparer les nationalités. Il craint les derniers soubresauts de la bête immonde. Lorsque je veux me glisser parmi les Polonais pour que nous restions ensemble, il n'est pas d'accord: les Polonais pourraient bien être des cibles prioritaires, et il préfère pouvoir se débrouiller seul, que d'avoir un petit Franzoze à la traîne! D'autant plus que la découverte d'un Français dans le groupe pourrait servir de prétexte aux SS pour quelque connerie.

Appel des Polonais. Yuri part. En fin d'après-midi: "Die Franzozen! Los! Los!" On appelle les Français. En colonne par cinq, un pain entier - entier! - par détenu, on forme des groupes de cinq cents, encadrés de SS [49].

Tiens! Personne ne nous compte à la sortie, personne ne nous dit de marcher au pas, ni de tourner la tête vers le gradé préposé au comptage: plus de préposé! J'ai pris ma couverture et je l'ai mise en bandoulière. On marche d'un pas lent. La campagne est de sable et de pins. On prend un chemin de terre, sans doute pour ne pas encombrer les routes et gêner les mouvements de troupe.

Où allons-nous? Nul ne le sait. A voir la position du soleil je peux dire qu'en gros, c'est vers le Nord-Ouest[50]. On fuit devant les Russes. Fuite inexorable: à celui qui n'en peut plus, qui s'arrête, qui tombe, un SS tire une balle dans la nuque. Les cadavres sur l'épaulement du chemin sont de plus en plus fréquents, telles des bornes qui permettraient de mesurer, non pas la distance, mais l'épuisement.

Parfois on bivouaque dans un bois, parfois on campe dans une grange. Il arrive même, une fois, qu'un paysan nous donne des pommes de terre. Parfois on vole une betterave aux vaches. Le plus souvent il n'y a rien. Hormis le pain du départ - il n'en reste guère le troisième jour - aucun ravitaillement n'est prévu. On traverse un village. Sur la place une Schwester[51] de l'armée allemande, entourée de SS, rit avec eux. Quelques détenus tendent vers sa croix rouge leur gamelle. Elle crache dans leur direction. Les SS s'esclaffent.

Parfois on croise des colonnes de paysans à charrettes pleines de bric-à-brac, version 1945 et allemande des réfugiés sur nos routes de 1940. Des avions surgissent, on se jette sur les bas-côtés, ils mitraillent plus loin.

Ça commence à bien faire, les avions! Les Allemands au début de la guerre en France, puis en Angleterre, les Italiens et les Français à Gibraltar, les Anglais et les Américains en France et en Allemagne, et à présent: les Russes! Il ne manque à ma collection que les Japonais.

On n'a plus de pain depuis déjà quelques jours. Des détenus possesseurs de couteaux - comment? Organisés, bien sûr - sont parvenus à découper des morceaux du cadavre d'un cheval, mort mitraillé, qu'ils gardent jalousement. C'est le Printemps, les bourgeons de bouleau ont éclaté. Mangeables? Cueillette, bouillie, avec quelques pissenlits, ça fait un plat d'épinard...

Des camions nous rattrapent, s'arrêtent. Vides. C'est la Croix-Rouge suédoise. Ils ont déjà distribué leur chargement de colis. Ça fait quand même plaisir de les voir. Ils embarquent les plus faibles, et ils assurent nos SS que la guerre est perdue pour eux, qu'il y va de leur intérêt de cesser de tuer ceux qui ne peuvent plus marcher. Les SS comprennent. La marche reprend, les détenus qui s'affalent sur le bord de la route sont encore vivants lorsque la colonne les abandonne.

Le soir du 2 mai, on s'arrête à la lisière d'un petit bois en contre-bas de la route, et on s'apprête à bivouaquer. Regards circulaires: y a-t-il des pissenlits? Des pousses de bouleau?

Les SS sont en groupe, le chef nous appelle. Discours: "Les Russes approchent, nous ne nous arrêtons pas, nous allons marcher toute la nuit. S'il y en a parmi vous qui veulent nous suivre, ils le peuvent, nous les protègerons."

Je jouis de l'humour de la situation, dont ils semblent inconscients. Je peux les suivre si je veux bien. Si je veux bien, ils veulent bien! Quels bons petits SS nous avons là! C'est la première fois depuis longtemps que j'ai envie de rire.

Mais soyons sérieux: la nuit va bientôt tomber et il me faut récolter des pousses de bouleau et des pissenlits pour le dîner. Un petit feu: les branches mortes de bouleau font une flamme vive. Encore une gamelle 'd'épinards', et je me roule dans ma couverture, par terre, sous un sapin. La nuit est noire et froide, pas une étoile.

          Chapitre neuf: Liberté, Liberté chérie

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)