Le riveteur maniait un marteau pneumatique, j'insérais des rivets dans les trous que nous avions d'abord percés et fraisés. Je posais mon tas, une masse d'acier, derrière le rivet: une rafale du marteau par devant et il était écrasé. Il fallait du doigté: la rafale trop longue et tout était écrabouillé; le tas mal posé et le rivet sortait de son logement, ou bien s'en allait de travers: le volet était cabossé.
Des dizaines d'équipes travaillaient côte à côte. Les volets, les voilures, étaient autant de caisses de résonance: on rentrait chez soi le soir la tête grosse comme ça. Les pièces de duralumin s'assemblaient, les ailes prenaient forme. A la fin de la chaîne les peintres s'en saisissaient et nous envoyaient en échange des nuages de solvant et de peinture pulvérisés.
Des ajusteurs limaient, pour renforcer les angles des assemblages, de petits blocs d'un métal encore plus léger que l'aluminium: du magnésium. Pour épater les copains, ils mettaient parfois le feu à une pincée de copeaux, provoquant un grand flash de photographe!
Oiseau rare: mon nom à particule faisait penser au chant de la Révolution: Ah ça ira, ça ira, ça ira, les aristos à la lanterne... - "Alors, avec un nom comme ça, t'es noble?" Curiosité amusée, gentillesse.
Sauf un jour où le contremaître m'avait installé devant un appareil à pointer les têtes de rivets. C'était répétitif et ennuyeux. Pour me distraire, et me débarrasser de cette tâche barbante, j'essayais d'aller vite, toujours plus vite. J'arrivais à obtenir un rythme automatique rapide. Ça ressemblait un peu à la scène des 'Temps Modernes' où Charlie Chaplin serrait des boulons sur une chaîne d'assemblage, à une vitesse de plus en plus folle.
Je me suis fait engueuler et j'ai pris une baffe: la cadence, que je m'amusais à augmenter, risquait d'être enregistrée comme normale par la maîtrise de l'atelier, puis imposée, infernale, à ceux qui viendraient pointer les rivets après moi!
Il y avait là Violette, O.S. aussi, dont nous étions tous amoureux; un rouquin qui avait un succès certain auprès d'elle; un apprenti que tous taquinaient; un petit gros, ex-militaire d'Indochine, qui se disait amateur de garçons et nous faisait, à l'apprenti et à moi, des offres concupiscentes: on pleurait de rire.
J'ai rencontré là mon premier militant communiste. Sympathique, il répandait sans cesse la bonne parole. Je ne lui ai jamais vu entre les dents le couteau qui figurait dans les caricatures de la presse de droite. Peut-être ne le sortait-il que la nuit pour se glisser sous le lit des bourgeois?
Le soir on passait la grande porte, vélo à la main, sous les yeux inquisiteurs du gardien et de son chien, tous deux alsaciens.
La semaine de 40 heures, trophée du Front Populaire, était passée à 48 heures, puis 60 heures, puis 72. Le ministre de l'Air voulait des avions, vite, tout de suite. Un jour, sans doute abruti de sommeil, je tiens maladroitement ma chignole électrique: le foret se casse, le moignon resté dans la machine se vrille dans l'ongle de mon pouce gauche. Douleur exquise! À quelque chose malheur est bon: l'infirmière m'envoie chez le médecin, qui m'offre une semaine de repos.
La guerre - qui avait été pleine de promesse, comme lorsqu'on s'assoit au cinéma: il allait se passer des choses qui dissiperaient l'ennui de l'usine, et permettraient d'échapper à l'esclavage des contraintes quotidiennes - s'enlisait et devenait la 'drôle de guerre' drôle sans doute parce qu'on y tuait pas assez, presque aussi monotone que la paix.
Je m'étais engagé dans la Défense Passive: brassard au bras, sifflet aux lèvres, on allait la nuit par les rues, les cours d'immeubles, on criait: "Lumière"! On sermonnait le contrevenant: "Hein! Et si c'était un bombardier boche qui avait vu vos rideaux pas tirés?" Des alertes, de temps à autre. Sirènes: hurlement entrecoupé: on descendait à la cave; hurlement continu: on en remontait. Il ne se passait jamais rien.
Une fois pourtant, le 3 juin 1940, un vrai raid aérien: plus de 250 morts! Mais les Allemands, toujours traîtres, étaient venus bombarder en plein jour, profitant de ce que les Défenseurs Passifs se trouvaient au travail. Le soir, en sortant du métro, j'avais pu contempler l'aménagement intérieur de l'immeuble, au coin des rues d'Auteuil et Michel-Ange: une bombe avait ôté sa façade.
Le gouvernement collait beaucoup d'affiches: ACHETEZ DES BONS D'ARMEMENT" que l'on traduisait: Achetez des bombardements. Sur le devant de la gare Saint-Lazare un immense planisphère montrait les empires britannique et français, énorme tache rouge s'étalant sur le monde. Le Reich impudent, minuscule, était en noir. La légende disait: "NOUS VAINCRONS PARCE QUE NOUS SOMMES LES PLUS FORTS![3]" [photo]
Et puis, tout à coup: la guerre moins drôle. Le 9 avril les Allemands ont sauté sur le Danemark et la Norvège. Le 10 mai, c'était le tour de la Hollande et de la Belgique. Les armées anglaise, belge, et française allèrent bravement à leur rencontre. Mais le 13 mai les fourbes teutons traversaient la forêt des Ardennes, là où - tous nos généraux étaient d'accord - le passage était impossible[4], pour prendre les Alliés à revers et les encercler.
Sauve-qui-peut par Dunkerque. Les Stukas[5], les Panzers[6], la cinquième colonne[7] - ou plus probablement son mythe: on parlait de parachutistes déguisés en curés et en bonnes soeurs - ont eu raison des états-majors alliés, empêtrés dans leurs fantasmes de la guerre précédente, et peut-être aussi impressionnés par la bonne figure de ce Monsieur Hitler, dont on ne pouvait qu'admirer le sens de l'ordre.
Le général Gamelin, chef des armées françaises, se montre tellement nul qu'on le remplace après neuf jours de bataille. Le 6 juin, à Dunkerque, l'embarquement panique d'une grande partie du corps expéditionnaire britannique, et de quelques unités françaises, s'achève. La veille, l'envahisseur s'était élancé vers le reste de la France.
Le l3 juin l940, à sept heures du matin, à Aubervilliers, chez Bréguet, au lieu de se mettre au travail, le personnel réuni dans la cour écoute le discours du patron debout sur le perron des bureaux: "Les Allemands arrivent. Évacuation. Rendez-vous à Toulouse. Tous Français. On les aura "
Un immense nuage de fumée couvre le ciel, venant du Nord, salissant tout d'une suie collante, exprimant bien le deuil qui convient à la situation: tous ont les mains noires et des visages de charbonnier.
On s'est donné rendez-vous, une dizaine de copains de l'atelier, place de la République à l7 heures. La mère de Jean-Claude Stern, un de mes amis radio-amateurs, mobilisé, m'a prêté la bicyclette de son fils pour remplacer la mienne, accidentée. À l8 heures, par la Porte d'Orléans, nous sortons de Paris, pas mécontents de partir ainsi à l'aventure, au lieu d'être enchaînés à nos voilures.
Rouler n'est pas facile. Des réfugiés plein la route, avec, pêle-mêle, des paquets, des valises, des malles, des matelas, des meubles, des chiens, des chats, des volailles, des enfants, des grands-parents, des brouettes, des charrettes à bras, des voitures hippo ou automobiles, ou plutôt immobiles. Pour échapper à cette paralysie, nous quittons la route nationale pour une route départementale en épi.
À Sainte-Geneviève-des-Bois, à la tombée de la nuit, on bivouaque. Je n'ai pas de tente. Je me roule dans une couverture, la tête sur mon sac, à la belle étoile. À Étampes, le lendemain matin, léger pillage: une poule qui passe par là, des petits pois dans un jardin, avec des carottes. Des cerises pour le dessert. "Eh, regarde! Il y a du persil et de l'estragon..."
Les avions bombardent et mitraillent ailleurs: "Oh, dis donc! Tu entends!" On voit les avions survoler la route, et piquer, là-bas au loin. Ici il fait beau, et rouler en vélo au soleil est bien agréable. Voici Pithiviers. Nous traversons la Loire à Jargeau. Certains disent que c'est sur la Loire que doit avoir lieu le sursaut comme autrefois sur la Marne. Les préparatifs ne sont pas évidents.
On campe au Sud d'Olivet, le 14 au soir. La poule, avec les carottes et les petits pois, dans une marmite, nous console des muscles douloureux. Réveil tardif au matin. La rencontre d'un régiment d'infanterie anglais nous apprend que les Allemands sont entrés hier dans Paris. L'après-midi nous retrouve sur les vélos. On évite encore la N20.
Le soir, les jambes épuisées, nous campons à Selles, au bord du Cher. Le lendemain matin, nous reprenons la route. Après Châteauroux, ça commence à monter vers le Massif Central, pédaler devient nettement plus dur. On s'accroche parfois aux camions lents. Les fatigues sont inégales, le groupe s'effiloche. Il faut attendre les retardataires.
Interminables ergoteries, vers la fin de l'après-midi: " On campe ici - Non! Là. - Pourquoi pas là-bas?" L'épuisement me rend impatient: je m'en suis allé seul, remorqué par un camion et j'ai dormi dans le foin d'une ferme 20 kms avant Limoges, à côté d'un charcutier, réfugié là avec sa famille et sa camionnette pleine de victuailles. Ils m'ont offert du saucisson, du pain, et du fromage. Et le lendemain, 17 juin, je grimpe vers Limoges.
Réfugié.
Ça bourdonne autour de moi. Les gens parlent du maréchal Pétain. Il a fait un discours hier soir. "Armistice... cesser le combat... héros de Verdun[8]... à la T.S.F... il a fait don de sa personne à la France... Vieux soldat..." Le respect s'étend à la ronde. Il serait en train de demander un armistice aux Allemands. "C'est pas vrai! Vous déconnez! - Si! Si! - Et ta soeur?" Les gens ramassent toutes les rumeurs, racontent n'importe quoi!
Le président du conseil, Paul Reynaud, qui répète partout qu'on va se battre jusqu'au bout - son gouvernement a déclaré la guerre à l'Italie il y a tout juste une semaine - à présent céderait la place à Pétain pour que celui-ci demande un armistice? C'est pas croyable. Serait-ce une ruse pour gagner du temps? Ou bien une de ces histoires propagées par la cinquième colonne?
C'est pourtant vrai qu'Hitler fait ce qu'il veut: invasion du Danemark, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg - sans parler de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne croquées les années précédentes - et à présent il s'attaque même à la France, balayant tout devant lui.
Mais ça n'est quand même pas une raison pour si vite demander un armistice! Churchill, lui, a dit que les Britanniques se battraient "sur les mers, sur les plages, dans les collines, qu'ils défendraient leur île et ne se rendraient jamais!" Autour de moi les gens s'abritent à l'ombre de notre homme providentiel: "Pensez donc, si c'est Pétain qui le dit..."
N'importe quoi! Soyons sérieux! On a à peine commencé à se battre... Mon enfance a été nourrie de récits de la guerre de 14-18, et je sais très bien qu'on ne défait pas le soldat français aussi facilement. Parfois il recule, on en tue beaucoup - les états-majors n'hésitent pas à y mettre le prix - mais il y a toujours un sursaut victorieux comme sur la Marne.
On chantait, à l'école, que mourir pour la Patrie était le sort le plus beau, le plus digne d'envie. Dans les histoires de guerre, le Chef franchissait, toujours le premier, le parapet de la tranchée en criant: "En avant!" Ce vieux galonné qui, au lieu de mener le combat chevrote, à l'abri d'un microphone, qu'il fait don de sa personne à la France, me paraît bien ramolli.
Je suis au centre d'accueil des réfugiés, à Limoges. Réfugié! Tous ces autres, fuyant le Blitzkrieg de la Wehrmacht, encombrant les routes, et que je vois passer depuis le mois de mai: voilà que j'en suis!
C'est l'heure du déjeuner. On fait la queue, au soleil, devant la porte, les salles sont pleines, des dames à louches balancent des platées: "Encore un peu, vous êtes si jeune..." C'est pas de refus, j'ai pédalé toute la matinée: le Massif Central creuse l'appétit du cycliste.
Je reprends la route après déjeuner. Brive-la-Gaillarde est à cent kilomètres. Interminable suite de descentes et de côtes. Surtout de côtes. Peu de camions pour me tirer[9]. La route nationale 20, grosse artère de l'exode, à présent est quasi déserte. Les gens doivent avoir eu leur élan brisé par cette histoire d'armistice.
A Brive, les dames de la Croix-Rouge sont installées dans la gare. Elles accueillent, nourrissent tous ceux qui arrivent, leur offrent une paillasse pour la nuit. J'avale des assiettées de bonne soupe épaisse et puis je m'effondre dans un coin et dors comme un caillou.
Au matin, café au lait, grosses tartines: l'armistice aussi est sur la table. Aucun doute, Pétain l'a demandé. Comment est-ce possible? Les gens semblent s'habituer à l'idée. Pourtant il ne peut s'agir que d'une ruse pour gagner le temps d'organiser quelque chose... Ce Maréchal doit être un vieux roué... Pas même six semaines que les Allemands ont attaqué et on dirait déjà pouce[10]? La dernière fois, ça avait pris plus de quatre ans pour qu'on gagne. Rira bien qui rira le dernier.
Je rumine cette chose invraisemblable. Mon sac sur le porte-bagages du vélo, je roule. Paris est à 500 kilomètres derrière moi, Cahors a cent kilomètres au Sud. Exubérance de l'été, de la verdure, le soleil triomphe. Je commence à avoir de bonnes jambes. Ça monte et je transpire. Des orages se forment l'après-midi, éclatent. Les averses glacées me transpercent, les grêlons crépitent sur le feuillage, le déchirent, m'obligent à mettre pied à terre pour ne pas déraper, une vapeur blanche monte du sol chaud. Je suis trempé, le vent de la descente me frigorifie: je claque des dents. Grimper la côte suivante me réchauffe et me sèche.
Cahors. Excellent souper au centre d'accueil. L'armistice est toujours là. Mais enfin! Et l'Afrique du Nord? Les Colonies? Cet Empire qui fait de la France une puissance qui n'a d'égale que l'Angleterre, son alliée? Les gens tournent en rond, comme un chien qui cherche à se coucher. Certains déjà forment le projet de rentrer chez eux: "Dame! On peut pas laisser la maison vide comme ça!"
Les héros, à force de se faire tuer plutôt que de se rendre - 1870, 1914, - sont morts. Je suis entouré de prudents, de frileux, et de soumis. Pas content, je remonte sur mon vélo - les jours sont longs en juin, la fraîcheur du soir, agréable - et je sors de la ville, en route pour Montauban.
Quinze kilomètres plus loin la fatigue me rattrape. Il y a là une petite ferme, avec une grange un peu écroulée. Un vieux couple m'accueille, et me donne la permission de coucher dans son foin, me donne aussi du pain, du vin et du fromage. Je n'ai pas l'habitude du vin. Ils s'inquiètent de me voir boire de l'eau.
Mes hôtes sont tristes. Leur fils est à la guerre. Nous parlons de l'armistice. Un voisin leur a dit. Eux aussi, ça les dépasse. Lui a fait l'autre guerre; dans les tranchées, bien sûr. Leur fils sera peut-être bientôt de retour, entier? Ils auraient besoin de lui, la terre du haut Quercy impose un travail bien pénible à ce vieux couple.
Lait chaud et tartines le lendemain matin: adieu à mes hôtes, si courtois. La route descend de la montagne. La chaleur monte de la plaine. Après Caussade, c'est tout plat. Deux ou trois voitures me dépassent. Je longe la voie ferrée, où plus un train ne roule. Arrivée à Montauban, sous les orages qui éclatent, à temps pour déjeuner. L'après-midi, il pleut des cordes. J'ai un arriéré de sommeil à rattraper. Le centre d'accueil m'héberge: les dames de la Croix-Rouge ont l'accent du Midi.
Le soleil revient avec le matin. De bonne heure j'enfourche mon vélo, et j'arrive vers onze heures aux Ateliers Bréguet, à Toulouse, but de mon voyage. Nous sommes le 20 juin 1940.
Pétain sait. Il nous dira.
A chaque kilomètre chaque année des vieillards au front borné indiquent aux enfants la route d'un geste de ciment armé. Jacques Prévert.Bréguet à Toulouse: Grands hangars vides, peu de machines sont arrivées d'Aubervilliers, peu de monde aussi. Pas de travail, mais de longues discussions. Il y a une cantine. On peut dormir dans des chambrées, à même le sol. Il y a des couvertures.
Dans un coin, un poste de TSF: Pétain y fait encore un discours. Il répète qu'il a été obligé de demander l'armistice. Il dit que c'est ma faute, notre faute: nous sommes trop faibles, nous n'avons pas assez travaillé, pas assez fait d'enfants, il nous manque des armes, des avions, et les divisions anglaises, américaines et italiennes qui étaient à nos côtés en l918. L'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. La défaite, on l'a bien cherchée!
Ça alors! Esprit de jouissance aux Ateliers Bréguet! Ce vieux capitulard chevrotant, pérorant, plastronnant, écho sénile de ces fléaux de mon enfance, détenteurs de LA vérité, toujours prêts à s'asseoir sur le rire, à voir le mal où il n'y a que joie de vivre, à étouffer l'exubérance: "Les gens sérieux ne rient pas! On n'est pas ici-bas pour s'amuser!"[11] Me déclarer ainsi vaincu, moi! et coupable en plus! Quel culot!
Dans l'usine la discussion serpente, tourne en rond, s'assoit, repart. Étonnement. L'armistice nous abasourdit. Pas contents de la défaite, pas vraiment fâchés de la fin des hostilités, quand même un peu honteux de l'écrasement si facile. "Pétain... Chef... Vainqueur de Verdun... - Il est pas très combatif, votre vainqueur de Verdun." Regards torves vers l'irrespectueux. "S'il dit que c'est comme ça, il sait quand même mieux que toi... les Allemands, ils sont trop forts, ils vont faire une bouchée des Rosbifs..."
Là, pas tous d'accord: il leur faudra tout de même traverser la Manche, aux Chleuhs. "Les Anglais ne vont pas se laisser faire... - Tu crois qu'ils tiendront mieux que les Français? - Ouais, il y a même un général français, là-bas à Londres, qui aurait dit à la TSF, c'est Roger qui l'a entendu, oui celui qui a été ministre de la guerre pendant quelques jours, un général, il a dit que tout n'est pas perdu... - Et Churchill, c'est pas lui qui pleurniche... Et en plus il nous offre de faire une nation de la France et de la Grande Bretagne: on serait tous citoyens d'un même pays, et on se battrait côte à côte[12]!"
J'ai déjà vécu un an en Angleterre et être Franco-Anglais est une idée qui ne m'effraie pas. Elle n'attire pas les foules, est vite recouverte par la question de suprême importance: tout ça, c'est la faute à qui? Et puis on a besoin d'un Chef, un vrai. Ils sont nombreux à être tentés par la position du disciple assis, attendant la bonne parole. Pétain sait. Il nous dira.
Tout de même, nous sommes quatre: Emile Barillet, Daniel Duthé, Norbert Martine, et moi, du même âge, de la même équipe des volets - eux sont professionnellement plus qualifiés - vexés d'être ainsi déclarés perdants avant même d'avoir joué. C'est inacceptable, donc pas vrai. Il doit y avoir quelque chose en dessous de tout ça. Et si on allait voir à la Gendarmerie? Sûrement quelque réaction se trame quelque part...
À la Gendarmerie, lorsque nous entrons, le bureau est vide. Mais il y a une vive discussion dans une pièce voisine, une phrase nous parvient: "...vieux con de quatre-vingts ans..." qui confirme ma méfiance de ce galonné sénile qui m'exhorte à l'expiation de fautes que je ne me connais pas.
Un gendarme sort et s'enquiert. Non, ils n'ont aucune consigne pour la deuxième moitié de la classe 40, la nôtre à tous les quatre, qui devait être la prochaine mobilisée. Il ne sait pas ce qu'on peut faire. Il partage notre désarroi. La tête basse, nous rentrons au centre d'hébergement Bréguet. C'est pas facile à avaler, leur capitulation.
Chapitre un: 22 Juin 1940