Agir et penser comme tout le monde n'est jamais une recommandation; ce n'est pas toujours une excuse. Marguerite Yourcenar, Archives du Nord.
Il faut se tirer de là avant que les Allemands arrivent. L'Afrique du Nord? L'Angleterre? D'abord sortir de France, après on verra. Il n'y a toujours pas foule derrière nous. Il doit encore y avoir des bateaux dans les ports, sur le point de prendre la mer. Bordeaux? Les Allemands y seront sans doute avant nous. Notre meilleure chance semble être d'aller davantage vers le Sud: Bayonne, peut-être Biarritz, Saint-Jean-de-Luz... Les sacs refaits sont amarrés aux vélos. En selle. On roule vers Bayonne. Il faut faire vite.
La chaleur de la plaine gasconne est écrasante. Cent kilomètres plus loin, épuisés - Parisiens, nous n'avons pas l'habitude de ce soleil méridional - on campe à Castelnau-Magnoac. Troc, au matin, avec un garagiste: nos quatre bicyclettes, plus trois mille francs, contre une 5CV Citroën un peu mûre, une Trèfle. Il fait le plein d'essence et nous donne en plus un bidon de cinq litres.
La Trèfle est une voiture à deux places, décapotable, avec un spider. On replie la capote sur le spider, et deux d'entre nous s'installent, assis dessus, chacun d'un côté, les jambes pendantes à l'extérieur. Celui qui sait, conduit, et le dernier s'assied à côté du chauffeur. La Trèfle atteint le cinquante à l'heure: plaisir du vent dans les cheveux après la transpiration vélocipédique! [photo]
À Bayonne, le port est mort, les bateaux sont partis. "Si on allait voir le consul d'Espagne? Franco, tu sais[1]... Alors celui du Portugal?" On va le voir. Il ne connaît que les lignes régulières, toutes suspendues. On rôde, à la chasse au renseignement. Puis on roule vers Biarritz, qui n'est pas vraiment un port. Saint-Jean-de-Luz: les bateaux de pêche sont solidement amarrés, sans intention de partir. Il paraît que la veille encore, il y avait dans la rade un navire de guerre anglais, HMS[2] Galatea, qu'est venu rejoindre un Canadien, HMCS Fraser, un Polonais aussi, le Batory...
Rien à faire ici. Il nous reste à essayer Port-Vendres, à l'autre bout des Pyrénées. Sur notre carte Michelin, la Nll7 part de Bayonne pour arriver à Perpignan. Port-Vendres est un peu au Sud.
27 juin 1940.
Nous quittons Saint-Jean-de-Luz. À la sortie de Biarritz, déboulant de leurs brumes nordiques, riant au soleil: les Conquérants! Grosses voitures feldgrau, arrogantes, camions pleins de grands hommes casqués, en uniformes camouflés, armés jusqu'aux dents, heureux comme des poux. Sur le bord de la route, quelques femmes agitent des écharpes de bienvenue. Deux ou trois hommes font le salut hitlérien. Adrénaline! La bête furieuse: on envahit, on viole mon territoire[3]!
À bord de la Trèfle, les autres réagissent comme moi: c'est le délire! On remonte la colonne Chleuh à fond de train, - nos cinquante à l'heure! - déchaînés: insultes aux envahisseurs, crachats, menaces du poing, Marseillaise... Une petite voix me dit bien que c'est ainsi qu'on fabrique les martyrs, que c'est une forme de combat pas rentable, mais l'exaltation emporte tout. Médusée, la horde hitlérienne ne réagit pas, sauf une grosse voiture qui sort de la file et essaie sans conviction de nous pousser dans le fossé. D'une courbe élégante, notre chauffeur l'esquive. Nous sortons indemnes de ce premier engagement avec l'ennemi.
Nous traversons Bayonne. À un carrefour, un agent de police veut nous arrêter alors que nous chantons une dernière Marseillaise. Joues gonflées sur son sifflet, bâton blanc impératif. On vient d'affronter la Wehrmacht, c'est pas un flic qui va nous arrêter! On fonce dessus, klaxon rauque. Il saute en arrière, l'air indigné.
Sur la N117, plus personne. L'exaltation tombe. Le soir venu on campe dans une grange près de Saint-Girons. L'hospitalité, comme partout, est chaleureuse. Surprise: dans la grange où nous dormons, la paille est de maïs.
On passe, le lendemain matin, le col del Bouich avant d'entamer la descente en zig-zag vers Foix. "Merde", dit celui qui est assis à côté du chauffeur. Il vient de faire tomber sa cigarette tout près du bidon d'essence. Les yeux du chauffeur quittent un instant la route pour regarder la cigarette et le bidon. La voiture dérive vers l'épaulement. "Fais gaffe!", dis-je, assis sur la capote repliée. Réflexe rapide, coup de volant habile qui remet la voiture sur la bonne voie, mais détruit mon équilibre: je tombe de la voiture sur l'épaulement si bien évité par le chauffeur.
Heureusement, un cantonnier était passé par là avant moi. L'armistice ne l'avait pas détourné de son devoir, et il venait de faucher. Tel un galet plat jeté à la surface de l'eau, je ricoche à plat ventre sur la surface de l'herbe coupée, sans plus de mal qu'un peu de peau éraflée aux coudes. Au bout de la N117: Perpignan.
Juillet et août 1940.
Le centre d'accueil des réfugiés, à Perpignan, est sis dans un jardin public. On s'y installe. Les rumeurs foisonnent: "...au large de la plage du Canet... vendredi prochain à Port-Vendres... un sous-marin... il y a un Polonais qui sait où... la Croix-Rouge... le consul américain... passer en Espagne... Je connais un type..." Ça bavarde. On tourne en rond. On passe des nuits sur des plages, sur des digues, des heures à faire la queue devant des portes fermées. Jamais rien de concret.
Un saut à Port-Vendres pour apprendre que les seuls bateaux qui naviguent vont en Afrique du Nord, et qu'il faut un certificat affirmant qu'on y a affaire - des parents, du travail - pour avoir le droit de monter à bord. Rien que je puisse saisir immédiatement. Et puis l'Afrique du Nord, c'est encore Pétain... Je préférerais aller en Angleterre qui n'a toujours pas, elle, l'air de vouloir s'effondrer devant les Allemands.
Les Anglais ne sont pas heureux de se voir ainsi abandonnés par les Français. Le traité qui les alliait disait bien: pas d'armistice pour l'un sans l'accord de l'autre. Paul Reynaud avait promis de mettre hors combat en les expédiant en Angleterre les 400 allemands prisonniers des Français, dont un bon nombre sont des aviateurs descendus par les Britanniques: Pétain vient de les rendre aux Chleuhs.
L'armistice franco-allemand oblige la Flotte française à regagner ses ports d'attache. Les Anglais craignent que les Allemands ne la saisissent. Ce serait pour eux un coup trop dur. Ils ne peuvent courir le risque d'attendre sans agir, que ce superbe outil de guerre soit retourné contre eux. Dans les ports sous contrôle anglais les navires français sont neutralisés. À Alexandrie, un accord entre les amiraux Godfroy et Cunningham immobilise la flotte française et rassure les Britanniques.
Mais le 3 juillet 1940, à Mers el-Kébir, l'amiral Gensoul, sans prendre la peine de transmettre au gouvernement de Vichy les diverses options qui lui sont offertes - se rendre en Grande-Bretagne ou aux Antilles pour mettre ses navires hors d'atteinte des Allemands - refuse tout compromis avec les Anglais. L'amiral Somerville canonne alors et coule les navires français, dont mille trois cents marins paient de leurs vies ce désaccord.
Ici, les autorités dispersent les réfugiés dans les villages alentour. Nous atterrissons à Canohès où l'on nous loge dans une maison vide. L'institutrice du village est aussi l'infirmière et soigne mes coudes qui ne cicatrisent pas vite depuis qu'ils ont été éraflés sur la route de Foix.
Canohès est un joli village à quatre kilomètres de Perpignan; il possède un réseau de fossés qui lui sert de tout-à-l'égout. Il faut de temps à autre les curer. Monsieur le Maire en offre le nettoyage aux réfugiés. Nous pataugeons dans la gadoue odorante sous le soleil ardent, entourés de bourdonnantes mouches bleues. Flac! Les pelletées de boue noire jetées hors du fossé nous éclaboussent le visage, maculent les torses nus. Plaisir inoui! C'est bien la première fois - "Touche pas à la boue, tu vas te salir! - que nous avons le droit de jouer comme ça! L'argent ainsi gagné permettra, le l6 août, de célébrer mes vingt ans.
Le maréchal-ferrant-mécanicien du village, hospitalier, bon vivant, communiste, nous emmène un soir à la pêche à l'anguille: des vers de terre sont enfilés dans le sens de leur longueur sur un brin de laine, qu'on love puis attache au bout d'un bâton. Au clair de la lune on trempe les boucles ainsi formées dans l'eau rapide d'un canal d'irrigation bordant le vignoble. Lorsque l'anguille, friande de vers de terre, mord, ses dents restent accrochées aux fibres de la laine juste assez longtemps pour sortir la bête de l'eau. Elle lâche prise alors et tombe, si tout est bien ordonné, dans un parapluie ouvert et retourné, posé sur la rive: grand bol de soie noir dont les côtés abrupts et lisses l'empêchent de s'évader.
Un jour d'orage, sous la pluie, dans les vignes, c'est la chasse aux escargots. On emplit des paniers à salade baveux, gluants. Mises à jeûner quelques jours, puis cuites sur un gril posé sur les braises, coquilles crochetées pour les en sortir, on mange les bestioles accompagnées d'ailloli et de vin. On cause, accent d'ici, accent pointu, au coin du feu. Ils nous racontent la Catalogne, on leur dit Aubervilliers. On parle de la guerre.
On écoute, à la T.S.F., la BBC sur ondes courtes: depuis le début d'août les Allemands bombardent lourdement, de jour, les villes de l'Angleterre. La Royal Air Force ne se laisse pas faire: en trois jours elle détruit 217 avions de la Luftwaffe.
Le dynamisme mollit. Deux des quatre copains disent qu'ils rentrent chez eux. Une voisine qui a vécu au Maroc, m'invite parfois à déjeuner, j'ai envie de l'embrasser, je n'ose pas. Le jeudi matin, la marchande de poisson installe son étal, belle fille qui m'emmène l'après-midi promener dans le vignoble, et m'invite à regarder l'envers des feuilles d'un bel amandier.
Le soleil est chaud. Le raisin commence à mûrir, les jardins rougissent de tomates, il suffit de tendre la main pour qu'une pêche tombe dedans, les gens sont aimables. Chaleur des nuits d'été, chants des insectes, vers luisants dans l'herbe, odeurs de thym, de marjolaine... Telle une bouture je sens des racines qui poussent.
Chapitre deux: España