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Chapitre deux

ESPAÑA.


5 septembre 1940.

Trois Écossais sont arrivés au centre d'accueil, à Perpignan, rescapés de la 51st Highland Division qui s'est trouvée coincée par les Allemands à Saint-Valéry-en-Caux, une espèce de Dunkerque avortée. C'est à moi qu'ils demandent, puisque je parle anglais, comment passer en Espagne. Ils ont un accent à couper au couteau, et j'ai du mal à les comprendre. Mon anglais ne semble pas leur poser de difficulté.

Je n'en sais guère plus qu'eux, sauf que je possède une carte Michelin qui montre les Pyrénées-Orientales jusqu'à la frontière, mais où le territoire espagnol est en blanc. Et si j'allais avec? Nous partons ensemble. Notre but: le consulat anglais à Barcelone.

Le 5 septembre 1940 nous descendons du train à Banyuls. Plus près de la frontière semble imprudent. Déjà, pour éviter un contrôle de gendarmes, mes amis doivent, mine de rien, franchir la petite barrière blanche qui entoure la gare, et se faufiler derrière le bâtiment.

La carte nous montre la route à prendre pour aller vers le Sud. Elle monte vers la montagne, se transforme en chemin de terre. On traverse des vignes: orgie de raisin sucré, celui-là même qui fait le vin de Banyuls, puis le chemin devient sentier, puis plus rien que des étendues d'ajoncs, dont les épines peignent jusqu'aux genoux le tweed de mon pantalon. La nuit tombe, à peine un ongle de lune. La Voie Lactée guide nos pas, jusqu'au sommet. Sur la montagne, au col del Tourn, épuisés et transis, nous dormons à même la terre.

L'aube est glacée. Nous contemplons l'Espagne révélée peu à peu par le jour qui se lève. Il n'y a pas de chemin, mais des entrelacs de pistes dessinées par les pieds des moutons. On se lance en courant pour se réchauffer. Plus bas, un sentier prend forme, le soleil grimpe dans le ciel, la chaleur monte, nous avons vite trop chaud, et envie de dormir. Serait-il plus sage de s'arrêter, et de marcher la nuit? À un tournant du chemin: un groupe d'hommes armés vient vers nous avant que la question soit tranchée. C'est une patrouille de soldats, en guenilles, qui nous cueille bien poliment.

Grandes palabres entre eux pour décider que faire de nous. La plupart s'en fichent, semblent vouloir nous laisser aller, mais finalement l'emportent ceux qui préfèrent évacuer toute responsabilité en nous remettant à la Guardia Civil.

Le village le plus proche s'appelle Villamaniscle. Tout en marchant, un des soldats, qui parle français, nous explique l'Espagne après la guerre civile: ils sont très pauvres, il n'y a plus rien. Leurs uniformes en loques? Ils sont loin de l'état-major, et ce qu'on leur envoie passe par tant d'échelons, aux besoins pressants, aux doigts crochus, qu'il ne reste pas grand-chose lorsque l'approvisionnement parvient dans leur montagne.

Au village, deux Gardes Civils - espèce de gendarme, au curieux bicorne noir: j'en ai vu un semblable sur la tête de Pandore, au Guignol du jardin des Tuileries - nous prennent en charge. Tout le monde est charmant, grands sourires, gestes rassurants, on nous porte à boire et à manger, avec mille excuses: l'Espagne est si pauvre. "!La guerra, hombre!"

"Nous sommes Anglais. Nous voudrions voir le Consul. Bien sûr! !Si hombre! !Mañana! !Mañana por la mañana[1]!" Mais pour la nuit on nous enferme au calabozo: un petit hangar qui, sur la place du village, sert de cachot.

Au matin, l'autocar nous attend pour aller à Figueras, escortés de nos Gardes Civils. Avons-nous de quoi payer notre billet? Ah... Nous n'avons pas d'argent espagnol. La gravité de la situation se mesure à l'extrême tristesse qui envahit les visages l'instant d'avant souriants. Avec un gros soupir le vendeur de tickets enfin accepte notre argent français. Les sourires aussitôt reviennent. Le car démarre sous le soleil et brimbale sans se presser sur la route défoncée.

Figueras. La Delegacion de las Fronteras: ça doit être une police des frontières. On nous apporte des bols de soupe pour déjeuner. Tout l'après-midi nous attendons dans les bureaux. Le soir, toujours encadrés de deux Gardes Civils, nous traversons à pied la ville, sous les regards curieux. Ce grand bâtiment renfrogné avec inscrit au-dessus de la porte: Prision de Partido, on ne va quand même pas là? "!Si hombre!" [photo]

Mañana.

     I never saw a man who looked
     With such a wistful eye
     Upon that little tent of blue
     Which prisonners call the sky...
     The Ballad of Reading Gaol. [2] Oscar Wilde.
Et le Consul alors? "!Mañana hombre!, !Mañana! !Mañana por la mañana!" La lourde porte s'ouvre, et se referme, bruit de caveau qui me saisit le coeur. Moi en prison! Comme un voleur! Oh, t'es pas un voleur... Non mais t'es en prison.

Debouts dans une grande pièce, séparés les uns des autres, défense de se parler: "!Silencio! Videz vos poches!" Un gardien nous fouille, un autre inscrit nos noms sur un grand registre.

Je suis Maurice Menzies - je viens d'adopter le nom de jeune fille de ma grand-mère écossaise. "Et ce passeport dans ta poche au nom de Maurice Le Riche de Cheveigné? C'est celui d'un copain dont j'ai été accidentellement séparé." La photo qui y figure date d'il y a 5 ans, de mon voyage en Angleterre alors que j'avais quinze ans. Le gardien rigole, mais accepte. On nous fourre dans une cellule pour la nuit. Grosse porte qui se ferme. Bruit de serrure. Je suis vraiment en prison.

Dimanche matin, 8 septembre: grande cour ensoleillée, pleine de monde. Parmi la foule, onze Anglais, tous rescapés du corps expéditionnaire britannique en France. "How do you do?" Les officiers interrogent mes trois copains Écossais. Le groupe qui nous accueille chaleureusement est solidaire, mais officiers et hommes de troupe se tiennent, comme il se doit dans l'armée britannique, convenablement séparés. Tous assis dans la poussière, mais à part.

La masse des prisonniers provient de l'armée de la République, avec qui Franco règle ses comptes. On parle, sous le soleil, de vingt, trente, cinquante années de prison, de fusillade quotidienne.

Le dos au mur, le visage tourné vers le ciel, comme s'il le prenait à témoin, et aussi lui demandait des comptes, un homme crie un flamenco interminable, élégiaque, désapprobateur.

Rien à faire qu'à laisser le temps passer. Moi aussi je reste accroupi dans la chaleur du soleil. Conversations décousues, méditations, ruminations, interrompues par les repas. Pois chiche et riz sont les deux mamelles de la prison. La nuit, sous une couverture, à même le ciment du sol, on dort à touche-touche d'un sommeil ponctué des cris de ceux qui rêvent au passé, ou à l'avenir, pour eux plein de terreur.

Samedi 14, on déménage. Sous escorte de soldats, nous grimpons jusqu'au Castillo, un fort qui surplombe Figueras. La guerre est passée par là. Nous entrons dans une ruine: gravats, douilles d'obus et de balles jonchent le sol. On s'installe dans celles des casemates qui tiennent encore debout.

Visite d'un prêtre, dont le vocabulaire semble être limité à "mañana", sa seule réponse à l'urgence de nos questions. "Quand pourrons-nous...? Quand verrons-nous...? Quand aurons-nous...? Quand saurons-nous...? - Mañana, hombre, mañana."

Visite, enfin! du Consul d'Angleterre. Il nous apporte un panier de fruits, de l'espoir, un peu d'argent pour la cantine. Il prend nos noms. Je lui dit être Français, mais Anglais pour les Espagnols. "Hold on!" dit-il,"We'll get you out[3]."

On déchiffre des journaux espagnols. Les raids aériens continuent sur l'Angleterre. Un jour, raid massif: 650 bombardiers, mais 65 sont abattus. Et le l5 septembre la RAF se déchaîne: 165 avions ennemis détruits! Sur la côte française elle attaque les péniches de débarquement qui s'assemblent pour l'invasion que préparent les Allemands, et à laquelle ceux-ci ont donné le nom de "SEELÖW[4]."

Toujours rien à faire qu'à attendre, à guetter l'incident qui fera des rides sur ce calme plat: les repas, la visite du consul, de Mañana le prêtre... Le dos appuyé sur une pièce mutilée de DCA, je rumine le passé récent. Mon voyage en bicyclette... Toulouse la rose... La Trèfle sur la N117... la douceur de Canohès... ma mère laissée à Paris...

Ma mère... Noël de Cheveigné[5], née en 1877, du second mariage de son père, sous-préfet de Louis-Philippe à Lombez, puis à Clamecy; de Napoléon III à Sarreguemines et à Étampes. À la mort de sa première femme, le coquin avait filé en Angleterre épouser la soeur de la gouvernante de ses enfants, une Écossaise, au grand scandale de la famille.

Ma mère, elle, s'était mariée en l903 avec Maurice de la Croix de Castries, contre l'opposition vigoureuse du père du fiancé. Maurice a 25 ans, est lieutenant au 5ème régiment de Chasseurs à cheval, lorsqu'il fait publier ses bans de mariage à la Mairie de Meaux et à la Mairie du 16e arrondissement de Paris le 25 juin et le 6 juillet 1902. Le 26 décembre 1902 - lendemain de Noël! - le père fait opposition. Le 12 mars 1903, le tribunal ordonne la main-levée, le père interjette appel. Le 13 mai la Cour d'Appel confirme le jugement, ils sont enfin mariés le 6 juin 1903. Sans doute écrasés par l'hostilité de l'environnement, ils divorçent cinq ans plus tard[6].

1914. La Grande Guerre. Ma mère s'engage avec la Croix-Rouge, est décorée de la Croix de Guerre pour avoir soigné les blessés sous le violent bombardement allemand de la cathédrale de Reims. Elle rejoint le Service de Santé des Armées en 1915.

1916. Maurice de Castries est tué. Noël part avec l'Armée d'Orient: Corfou, Florina, Salonique, etc.. Paludisme, typhus exanthématique, blessures, bêtise des états-majors, etc.. Elle en soigne les victimes. Citations à l'ordre du Service de Santé.

l919. La guerre est finie. Le sang ne coule plus. Les hôpitaux se vident. La tension se relâche. On a le temps de se laisser aller, de jouir un peu de la vie. Ma mère rentre en France en décembre 1919, enceinte.

1920. C'est mon tour. Ma mère me met au monde et me fait baptiser du nom de Maurice à l'église de Passy. Comme si ça n'étais pas suffisant d'être la fille de la soeur de la gouvernante - une étrangère! - la voici mère célibataire. La Famille, comme un seul homme, lui tourne le dos[7]. Qu'elle se débrouille.

Elle ouvre un magasin d'antiquités rue Edmond About, dans le 16e arrondissement de Paris, fait un procès au père, un médecin militaire, y gagne une pension de 400 francs par mois pour son fils.

Le père fait appel. La Justice décide que, tout bien considéré, l'enfant ne vaut que 200 francs par mois. J'ai sept ans lorsque ma grand-mère maternelle meurt[8]. Elle n'a jamais vu son petit-fils. Mon père non plus n'a jamais vu son fils. Il a épousé une dame bien: elle a donné l'uniforme de son médecin-colonel de mari au musée du Val de Grâce, où j'ai pu l'admirer dans une vitrine.

La crise des années trente n'en finit pas. Ma mère s'es-souffle. Son magasin d'antiquités est moins rentable. L'argent devient rare. Il me faut quitter Janson de Sailly puisqu'elle ne peut plus payer et que je suis trop mauvais élève pour obtenir une bourse[9]. Des amis viennent à son secours, et elle m'envoie un an à l'école en Angleterre. Puis à l'École Centrale de TSF, rue de la Lune, à Paris. Là aussi il faut abandonner, faute d'argent. Mais j'ai eu le temps d'être séduit par l'électronique et de mettre un doigt dans la radio d'amateur...

Si je veux manger, il faut travailler. D'abord apprenti électricien, puis O.S. dans une petite fabrique d'appareils de T.S.F., à Montrouge: l'American Radio Corporation, où j'assemble des châssis de postes, et d'où le patron me renvoie parce que je n'aime pas balayer l'atelier. En avril l939 j'entre chez Bréguet, le constructeur d'avions. Il était temps: je n'avais plus d'argent. Pour tenir jusqu'à la première paye, je vis de pain et de sucre.

Conflit avec ma mère. Je ne suis pas encore majeur[10] et j'ai quitté le domicile maternel. J'ai une amie. Convocation quai des Orfèvres[11]. Un homme me reçoit. Le grand frère, tout sourire, quasi complice: "Alors, t'es parti de chez toi ? Oui j'habite rue Erlanger, dans une pension de famille. - Et tu y as une petite amie, madame X ? - Cette dame habite là, mais elle n'est pas ma petite amie. - Oh, tu peux bien me le dire, à moi, que tu couches avec... - Non, je ne couche pas avec."

Plus grand frère que jamais. D'instinct, je me refuse à être le petit frère: je ne vois aucune raison de partager l'intimité de ma vie avec ce flic. "J'ai l9 ans, il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce que je couche avec une femme. Il se trouve que ça n'est pas le cas."

Encore quelques échanges. Je tiens bon. Le masque du grand frère tombe. A sa place, un homme grossier, brutal: "Espèce de petit morveux, rentre chez ta mère, ou tu auras affaire à moi!" J'ai l'impression de l'avoir échappé belle[12].

Allongé sur les débris du toit du Castillo de Figueras, tout nu, à me dorer au soleil, je ne suis pas mécontent de moi. Héros tranquille, en route pour faire la guerre et libérer mon pays: en prime j'échappe à la monotonie de l'usine et à l'autorité de ma mère! Mais d'avoir mis un policier entre nous a introduit une réticence...

Miranda de Ebro.

On va plus loin. Des wagons à bestiaux nous attendent en gare de Figueras. Le train n'est pas pressé. Longue pause la nuit dans la gare de triage de Barcelone. Un trou se creuse dans un coin du wagon. Neuf prisonniers s'en échappent. Les Anglais ne vont pas avec eux. Pourquoi courir le risque? Circuler dans la gare de triage violemment éclairée, puis dans la ville, à la langue et à la géographie inconnues, c'est à coup sûr se faire repérer, puis inculper pour avoir abîmé le wagon - alors que nous sommes sûrs d'être libérés.

Au matin, la Guardia Civil découvre, pas contente, le trou et les manquants. Logique policière: ils tapent sur ceux qui ne se sont pas échappés. À court de menottes, ils nous attachent les uns aux autres avec des bouts de ficelle. On embarque dans un nouveau train, celui-là avec des sièges. Il se faufile dans une vallée bordée de montagnes de plus en plus hautes, pour arriver à Cervera.

La Prision de Partido, où l'on nous mène, est l'illustration parfaite du refrain d'une chanson que jouait l'orchestre de Ray Ventura: Mon oncle Rodolphe:

     "C'est un vieux château
      Du moyen-âge, 
      Avec un fantôme 
      À chaque étage,
      Cerné de corbeaux, beaux, beaux"...

La montagne l'entoure. On franchit le pont-levis. Murs surmontés de
mâchicoulis. Des poivrières, des échauguettes abritent les
sentinelles. On nous parque dans une cour. En ville, des cloches sonnent
à tout bout de champ. Qu'ont-ils donc à célébrer
ainsi?

Toujours ces journées interminables. Rien à lire. Il fait trop frais pour se baigner nu au soleil comme à Figueras. Le soir, les Anglais - en réalité presque tous Écossais - militaires de carrière, se racontent leurs exploits aux quatre coins de l'empire britannique: "Tu te souviens, Jock, dans ce bistro de Mandalay..." Et de décrire une soûlerie mémorable, ou de chanter une vieille rengaine de l'armée:

     "There are rats, rats,
      As big as bloody cats,
      In the store, in the store.
      There are rats, rats,
      As big as bloody cats 
      In the Quartemaster's store[13]!"
Un jeune diamantaire hollandais nous chante l'opéra, lorqu'il parvient à desserrer son angoisse, sous les applau-dissements des gardiens et des prisonniers.

Pour se tenir éveillées, les sentinelles s'interpellent: "!Alerta!" Le cri, tout au long de la nuit, tel celui d'une chouette, saute d'une poivrière à l'autre, fait le tour du mur d'enceinte: l'écho en rebondit de la montagne proche.

Une semaine passe. "!Venga! !Venga! !Venga hombre[14]!" La Guardia Civil nous attend, nous embarque dans un wagon à voyageurs. Ils sont aimables comme tout, l'air de dire: on est chouette avec vous, ne soyez pas vache avec nous en vous évadant. Le train serpente au fond d'une vallée. Aux arrêts, nombreux, il est envahi d'enfants en guenilles qui offrent à la vente des sandwichs faits d'un petit pain rond et de jambon, des figues, du raisin, en criant: "!Bocadillos!"

Zaragoza. Énorme prison moderne[15], bondée encore plus que les autres. La nuit, les prisonniers débordent des cellules, dorment dans les couloirs, sur les escaliers. Pas de place pour étendre son dos, on ne peut que dormir sur chant, et si l'on veut changer de côté, il faut maintenir les corps voisins pour pouvoir se réinsérer après s'être extirpé. Il paraît qu'il y a ici 300 condamnés à mort.

Le lendemain, un train semblable, une nouvelle équipe de Gardes Civils nous déposent à six heures du soir à Miranda de Ebro. Il y a là un camp de travail, gardé par des soldats: sur leurs épaules une couverture-poncho avec une fente en plein milieu, qui laisse passer une tête surmontée d'un calot d'où pendouille un gland rouge. Certains portent un béret rouge vif, presque vermillon.

On nous rase les cheveux. On nous installe dans un baraquement en bois. Nous dormons, enroulés dans une couverture mince et sale, à même le sol. Le froid humide est démoralisant.

Il y a des poux, 'los trimotores'. C'est vrai que leur corps ressemble au fuselage des trimoteurs Fokker de l'aviation allemande qui bombardaient l'armée républicaine. La tête rasée penchée sur la couture du sous-vêtement, on renverse les rôles: chacun poursuit avec concentration celui qui tout à l'heure vous grignotait: délicieux petit clic lorsqu'on écrase le pou entre les ongles des pouces. On se croirait au Zoo, dans la cage aux singes. Les singes, eux, croquent leurs bestioles. Nous n'en sommes pas encore là. Et puis il y a des puces. Et aussi des punaises? Ça ne m'étonnerait pas.

Nostalgie du riz, des pois chiche et du soleil de Figueras. Il pleut souvent. On mange moins et moins bien. Il y a davantage d'eau et moins de légumes dans la soupe.

Matin et soir, appel et cérémonie du drapeau, en plein air: la "Corrida", ainsi surnommée à cause de la musique militaire qui l'accompagne - aux cris de "!Arriba España! !Arriba Franco!" - et qui fait penser à celle des courses de taureaux. Appels laborieux: le Sargento a bien du mal avec ces noms qui viennent du Nord, là-bas au delà des Pyrénées. Ça va un peu plus vite lorsqu'il arrive à ceux des Espagnols, même si pour chacun de ceux-ci il lui faut réciter trois noms.

Un échafaudage à la solidité inquiétante s'élance au dessus de l'Ebre: le lieu d'aisance. On s'accroupit, le cul au-dessus du courant, en espérant que le cadre vermoulu auquel on se tient ne cédera pas. De la rive opposée les sentinelles contemplent les derrières exposés au vent 'frio', et surveillent les cacas qui plongent et s'en vont au fil de l'eau.

!Trabajar hombre!

Il faut travailler: à la queue leu leu, une boîte à conserve vide à la main, on s'approche d'un tas de gravier. Une fois la boîte emplie par l'homme préposé à la pelle, on va la vider cinquante mètres plus loin et on revient la faire remplir. La ronde continue lorsque le tas entier est déplacé: on le ramène à son point de départ.

Le ciel est toujours gris, une pluie fine mouille sans distinction prisonniers et sentinelles. Le froid, la faim rongent de plus en plus, la fatigue nous fait dormir comme des brutes. Nous, les Anglais, on se remonte le moral avec des histoires de consul.

Le matin du quatrième jour: fièvre, frissons genre tremblement de terre, douleur exquise au côté droit: une lame pointue de couteau, entre les côtes basses. Je n'ose pas respirer. Infirmerie. Docteur: pleurésie. Il m'explique: "L'Espagne est pauvre, pas de médicaments pour les civils, alors, tu penses, hombre, les prisonniers..." Mais je suis à l'abri: au sec, au chaud et je ne tourne plus en rond au vent, sous la bruine.

Trois semaines au lit: la fièvre finit par tomber, la douleur aussi, un peu, si je ne respire pas trop profondément. Incapable de manger, je ne bois que du lait. A côté de moi, Marcel Moschos, un jeune Français, soigne une blessure au bras qui cicatrise mal: passage à tabac à la suite d'une tentative d'évasion.

Bonnes soeurs.

Et puis un jour, transfert à l'Hospital Militar Disciplinario de Pamplona, un hôpital-prison, de Marcel Moschos et moi, par le train, accompagnés de deux soldats à pompon rouge, qui partagent leur casse-croûte avec nous. Je peux à peine marcher tellement je suis faible. Nous avons affaire à des caballeros: ils nous transportent à, et de la gare.

Grands dortoirs, lits, draps blancs, couvertures, bonnes soeurs qui nous disent des prières matin et soir, égrenant leur rosaire. Ça me rappelle ma première école, le couvent de la Providence, rue de la Pompe à Paris, une école de filles où, dans la classe maternelle, on accueillait des petits garçons. Là aussi les religieuses répétaient le Notre Père et le Je Vous Salue Marie. Je me souviens de ma surprise lorsque, ayant enfin maîtrisé l'art de la lecture, j'ai soudain découvert que notre incantation de tous les matins, répétée par coeur, sans rien comprendre, depuis des mois, était faite de mots, avait un sens...

Les bonnes soeurs de Pamplona me plaignent et prient très fort pour moi, qui me refuse à leur avouer que j'ai été élevé dans la religion catholique. Elles me pensent sans doute brebis égarée, sans doute protestante, puisqu'anglaise.

La nourriture est convenable. Il y a ici surtout des éclopés de la guerre civile: des hommes qu'il faut nourrir comme des bébés car ils n'ont plus de bras, d'autres qui ont des béquilles à la place de jambes, des aveugles qu'il faut guider, des épileptiques qui parfois s'effondrent en gestes et soubresauts violents: les plus valides les saisissent, les maintiennent, glissent un morceau de bois entre leurs dents. Il paraît que c'est pour éviter qu'ils se mordent la langue.

Visite médicale. Radioscopie. Deux médecins discutent du cas de l'Ingles - c'est le surnom que l'on me donne. L'un dit soupçonner que je souffre d'un kyste, et non d'une pleurésie. J'imagine très bien l'envie qui le démange d'ouvrir, pour aller y voir, la poitrine du cobaye debout devant lui. Heureusement que l'aile protectrice de l'ambassade britannique s'étend au-dessus de moi.

D'être Anglais m'attire la bienveillance de notre chef à tous, le lieutenant Pereira de Luque, gouverneur de l'hôpital-prison, qui envisage de prendre des leçons d'anglais; et la sympathie de Don Francisco Regne de Otal, le pharmacien, et celle de Don Francisco Martin, le secrétaire, tous deux prisonniers ayant le privilège de sortir en ville. Ils m'emmènent parfois au café, où la clientèle se livre à d'interminables parties de dominos. Un jour, nous rencontrons en chemin une colonne de camions militaires transportant des soldats: je leur trouve l'air alle-mand, dû sans doute à l'équipement que leur a fourni le Reich durant la guerre civile.

Mes amis me traduisent les journaux: Entrevue Franco-Hitler, et le lendemain photo de notre Héros de Verdun[16] qui serre la main du Führer, à qui il offre la collaboration de la France. Toujours les raids massifs sur l'Angleterre, mais de nuit à présent. La Royal Air Force a la baffe trop dure, la Luftwaffe ne vient plus s'y frotter le jour. La ville et la cathédrale de Coventry sont détruites. Des quartiers entiers de Londres brûlent. Discours de Churchill: "...Nous attendons cette invasion promise depuis longtemps. Les poissons aussi..."

La mise à mort rapide du dernier pays européen à résister aux nazis paraît de moins en moins évidente. L'estime pour les valeureux combattants s'étend au prisonnier anglais que je suis: on est poli avec moi. L'ambassade m'envoie cinquante pesetas, et la nouvelle de ma prochaine libération.

Le 4 décembre, la Guardia Civil vient me chercher. Adieux émus à mes amis espagnols, et à Marcel Moschos, qui n'a, lui, encore aucun signe annonciateur de sa libération. Le soir je me retrouve à la prison de Zaragoza, déjà visitée à l'aller, toujours aussi sale, toujours aussi bondée.

Un matin, des brancardiers viennent chercher deux hommes boutonneux allongés dans un coin: ils ont la variole. Pensée émue pour l'inventeur de la vaccination universelle, républicaine et obligatoire...

"Maurizio Menzies!" Après quatre jours, enfin on appelle mon nom. Deux Gardes Civils m'attendent. Des regards envieux, tristes, nostalgiques m'accompagnent. Le train nous pose à Madrid. Enfin libre? !Mañana! Mes gardes me mènent à la Puerta del Sol, où se trouve la Seguridad General, une espèce de préfecture de police.

On me fourre au sous-sol, dans une grande cellule grouillante de monde. Par une petite fenêtre haut perchée, mais à ras du trottoir, nous parviennent des bruits de la rue. On ne voit rien: barreaux et grillages, l'angle du soupirail, nous en empêchent.

Arrivée, tous les matins du fruit des rafles de la nuit: hommes, femmes, enfants, prostituées, 'maricones[17]', trafiquants, voleurs, étrangers, malchanceux, etc.. Bon nombre sont relâchés. Je profite de cette circulation pour lancer des bouteilles à la mer: "Téléphone à l'ambassade, hombre, et dis leur que je suis ici, ils te récompenseront."

"One lump or two?"

Ouf! Le l7 décembre 1940, j'y suis! Décor cossu de l'ambassade de Sa Majesté Britannique. Un gentleman tiré à quatre épingles souhaite la bienvenue au loqueteux sale. Luxe et volupté: immense baignoire blanche pleine d'eau chaude jusqu'à ras du menton, savon exubérant, serviette éponge affectueuse, vêtements propres, thé avec plein de scones, de muffins et de crumpets. "One lump or two?"

Le gentleman voudrait savoir ce que j'ai vu en Espagne. Je lui dis les camions de soldats entrevus à Pamplona, et qui étaient peut-être allemands, ce qui lui fait presque perdre son flegme. Mais après quelques questions de détails nous convenons que tous les militaires se ressemblent, qu'à notre époque il est normal pour un jeune Français de voir des Boches partout, et que les miens probablement étaient espagnols.

Dîner de Noël. Houx, gui, dinde, Christmas pudding, oranges, mandarines, diablotins... Nous sommes autour de la table une vingtaine de rescapés des geôles du Generalissimo. Échange de récits. Notre libération serait due à une compréhension mutuelle exemplaire entre les autorités espagnole et britannique: vous laissez sortir nos compatriotes de vos prisons et nous laissons entrer, à travers notre blocus, un peu de ce pétrole dont vous avez tant besoin[18].

Les festivités sont à peine assombries par les récits des bombardements aux bombes incendiaires que subit Londres la nuit: immenses brasiers qui dépassent l'imagination. Nous ne nous rendons pas encore compte de ce dont il s'agit...

Le lendemain nous reprenons le train, en compagnie cette fois-ci d'un fonctionnaire de l'ambassade. Les wagons sont pleins de militaires en permission qui interpellent les filles à chaque arrêt: "!Ola! !Rubia!"[19]. Toutes les filles alentour sont brunes...

Vingt-quatre heures pour arriver en gare d'Algéciras. Autocar jusqu'à la frontière de Gibraltar. Sentinelle longue et maigre, aux gestes d'automate, aux cheveux rouges vifs, une mitraillette Thomson sous le bras.

Forteresse. Le Roc s'élève, massif, truffé de canons. Des singes y vivent en liberté: tant qu'ils seront là, dit la légende, les Anglais resteront maîtres de Gibraltar. Navires de guerre dans le port. Les rues sont pleines de soldats. Sentiment de sécurité et de légèreté. Euphorie: c'est autre chose que les jérémiades de l'Etat Français, ou la déprime de la prison.

On se promène librement dans la foule, qui s'étale sur toute la largeur de Main Street, la grande rue qui va d'un bout à l'autre de la ville. Les voitures roulent au pas. Le klaxon est interdit, et pour signaler leur présence aux piétons les chauffeurs frappent de la main leur portière. Nous dévorons des oranges.

Alerte! Trois avions, hauts dans le ciel, entourés des flocons que la DCA crache à partir du Roc et des navires dans la rade. Raid rituel et symbolique des Français en représailles pour Mers el-Kébir, me dit-on; ou parfois, gesticulation de l'aviation italienne.

'Gib' est surpeuplé et à court de lits. Nous dormons à nouveau par terre enroulés dans des couvertures épaisses, chaudes et propres, cette fois-ci. Le soir, avant de s'endormir, mes copains écossais, qui se sentent chez eux et plus à l'aise, racontent des histoires, des souvenirs, des contes fantastiques, leurs phrases ponctuées de 'fucking':

"Do you know how the fucking British Army recruits fucking Scots for the fucking Highland Regiments? Well, the fucking recruiting sergeants go into the fucking hills, where the fucking Scots live in fucking caves. The fucking recruiting sergeants put plates of fucking porridge in the fucking heather in front of the fucking opening of the fucking caves. The fucking hungry Scots then come out and the fucking recruiting sergeants pounce on them, and that's how they fucking recruit those fucking Highland fucking regiments![20]"

Le 5 janvier l941, embarquement sur HMS Argus, un porte-avion porteur de biplans Swordfish. Distribution de hamacs et d'emplacements pour les accrocher dans l'entrepont, la nuit, à tous ceux qui n'ont pas rang d'officier. Le commandant fait venir tous ses passagers les uns après les autres dans sa cabine et, affable, leur souhaite la bienvenue à bord. Il découvre que je ne suis pas encore militaire, donc civil, donc son invité[21], l'objet de la courtoisie normale à bord des vaisseaux de Sa Majesté. On me reprend le hamac et on m'offre la cabine du pauvre lieutenant Ensor, ainsi obligé d'aller partager celle d'un autre pour me laisser la sienne!

Pour éviter les sous-marins, le convoi dont fait partie HMS Argus décrit un grand détour dans l'Atlantique, qui en janvier n'est pas tendre. Rares sont les jours où le roulis permet aux Swordfish de décoller pour aller patrouiller. Peu de monde à table parfois au Mess. Le mal de mer inhibe mes commensaux. Moi ça va. Je m'empiffre, content d'oublier l'ordinaire de la prison et de reprendre un peu du poids que j'y ai laissé. En face de moi, un lieutenant, mouchoir blanc dépassant discrètement de la manche, cravate sobre, une orange sur son assiette, la maintient contre le roulis et l'épluche avec couteau et fourchette, la mange, sans y mettre le doigt: victoire du flegme et du savoir-faire sur les éléments déchaînés. Aucun doute, j'ai bien choisi le camp où me battre!

Visite dans les entrailles du navire. On franchit un sas: la chaufferie est en surpression. Claque de chaleur. Bruit d'enfer. Nourrie au charbon pelleté par des diables, luisants de sueur orange à la lumière des flammes, l'énorme machine se termine par des arbres de transmission plus gros que moi, qui s'enfoncent dans la cale, tournant sous l'oeil vigilant d'un mécanicien au bras prolongé d'une énorme burette.

Nous débordons le Nord de l'Irlande. Risque aigu d'être torpillé. Tout le monde est sur le pont à scruter la mer, même les passagers. Les biplans ont été catapultés, font des cercles autour du convoi et jouent avec les sous-marins à qui verra l'autre le premier. Commotion lorsque je signale un remous dans les vagues. Il ne s'agit que d'une des paravanes, ces flotteurs qui portent les cisailles anti-mines, que nous traînons au bout d'une haussière. Personne ne semble déçu de mon erreur: on préfère les vaines alertes aux vraies.

Un officier à côté de moi, peut-être pour me consoler, me prête ses jumelles et me montre les falaises que l'on voit au loin: "La Chaussée des Géants", formation basaltique qui ressemble, en plus imposant, aux Orgues d'Espaly, que j'ai vues lors-qu'en vacances près du Puy-en-Velay. L'Écosse est proche.

Le 15 janvier 1941, entrée majestueuse du convoi dans la Clyde. Atterrissage à Greenock. L'équipage, sac à la main, permission en poche, s'égaille. Les étrangers, regroupés, sont menés à la gare de Glasgow et embarqués pour Londres dans le train de nuit.

The Royal Victorian Patriotic School for Young Ladies - avant la guerre une école pour jeunes personnes de bonne famille, à présent réquisitionnée et transformée en lieu de triage - nous accueille. Military Intelligence me regarde fort courtoisement sous toutes les coutures, s'enquiert de tout ce que je sais, ce que j'ai vu, qui je suis. Interview, ensuite, de son équivalent 'Français Libre', qui me laisse mauvaise impression: bêtise et suffisance du petit chef, après la civilité britannique.

Le major Churchill-Longman voudrait savoir si je désire me joindre aux Anglais ou aux Français. Le flegme, la résolution, la cohérence - et l'humour! - de la nation, font des Britanniques une équipe désirable. Romantique, je me laisse séduire par l'étiquette Français Libre: Français et libre, ça me va.

          Chapitre trois: Britain

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)