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Chapitre sept (suite)


Est-ce que je possède une arme? Oui, j'ai un pistolet, quelque part. Où? Sans doute sur le haut d'une armoire, mais je ne sais plus où. J'y pense rarement. M'en suis-je servi? Et surtout, m'en suis-je servi contre un Allemand? Non, bien sûr, je suis radio, me promener avec un pistolet me fait courir un risque inutile. Apparemment, ça lui paraît plausible.

Lui aussi veut savoir pourquoi je combats l'Allemagne. J'ai été élevé comme ça, nourri d'histoires de guerre, ma mère a fait l'autre comme infirmière, que ferait-il si son pays était envahi? Pour lui aussi c'est une bonne réponse: il se rêve sans doute résistant à l'envahisseur, et l'image lui plaît. Retour à la case départ.

Bruits de serrure qui s'approchent. Soupe du soir. J'écoute à la bouche du chauffage central, à la fenêtre. Les gens s'appellent, se passent des messages, s'encouragent. Les femmes de l'autre bâtiment sont des interlocutrices désirables. Parfois les sentinelles dans la cour gueulent. La nuit tombe.

Les jours se suivent, semblables, j'en perds le fil. Plaisir du soleil, le matin des beaux jours. Au milieu d'une matinée, bruits de serrure, la porte s'ouvre. Un soldat m'appelle et me fait signe d'aller par là, vers un détenu debout près d'un tabouret, des ciseaux à la main. C'est le coiffeur. Il me coupe les cheveux, puis me rase. C'est vrai que j'étais devenu un peu hirsute. Retour à la cellule.

Juste avant de me laisser rentrer, le soldat a ouvert la porte de la cellule voisine, à gauche de la mienne. Son occupant en sort et va vers le coiffeur: c'est CYPRIEN, le courrier de Deshayes! Celui qui m'apportait à Landrecies les télés de son patron!

Dès qu'il rentre dans sa cellule, je l'appelle par la fenêtre. Je suis heureux d'avoir quelqu'un avec qui échanger quelques mots. Lui a été arrêté par le SD. C'est sans doute la rivalité entre les deux polices qui nous vaut la chance d'être dans des cellules voisines, alors que chacune d'elles veut son prisonnier isolé.

Bruits de serrure qui démarrent au loin. Tiens? Ça n'est pas l'heure - à mon cadran solaire: l'ombre des barreaux sur le mur de la cellule - d'un repas. Ma porte s'ouvre: deux soldats allemands, un prêtre, deux dames à croix rouge, encadrant un panier. Le panier, grand, qui d'habitude sert à la distribution du pain, est plein de colis. Pas le droit de parler. Le prêtre me bénit, une dame me donne un colis. Échange de leur regard apitoyé contre le mien reconnaissant pour ce signe qui indique que j'existe - tout de même - un peu.

Ce colis de la Croix-Rouge - pain d'épice, pâte de fruit, biscuits, chocolat - fait des vagues sur l'ennui quotidien. Je perçois des éclats de voix. On dirait que ça vient de la cellule de droite. Je colle l'oreille au mur. Stupeur! Ce mur épais qui semblait ne rien vouloir laisser passer est un excellent véhicule du son lorsqu'on y colle l'oreille!

Vite à la fenêtre: "CYPRIEN! Va dans le coin des chiottes, colle ton oreille au mur!" Aussitôt dit, aussitôt fait. Béatitude! On peut se parler sans crier, presque comme si on était dans la même pièce. Plus de risque de se faire prendre à la fenêtre, et on est dans un angle mort de la vision du judas. Fantastique sentiment de victoire sur l'ennemi: c'est nous les plus forts!

Longues conversations. À Landrecies, je l'avais connu superficiellement, le temps de prendre les messages qu'il apportait; parfois, entre deux trains, un repas ensemble avec la famille Robert. Il est capable, lui aussi, de rire des choses sérieuses! On se raconte l'un l'autre.

Son vrai nom est René Bigot, il est arrêté sous celui de René Boyer. Il est né à Alençon, il est plus jeune que moi d'un an. Il est normalien, mais a quitté la rue d'Ulm pour le BOA. Le SD qui l'a arrêté est un tas de brutes, heureusement pas très intelligentes. Il rit de la manière dont il leur a joué la comédie du noyé lorsqu'ils l'ont passé à la baignoire pour le faire parler: excellent nageur, il a l'habitude de l'eau et s'y trouve comme un poisson!

Il sait l'allemand, qu'il commence à m'apprendre. Si bien qu'au bout de quelques semaines, un garde m'accusera, mi-rigolard, d'avoir caché mon jeu lorsque je disais ne pas du tout comprendre sa langue.

"As-tu lu La République de Platon? - Non - Vernehmung me fait penser à une histoire qu'il y raconte: Dans une caverne, éclairée par un grand feu, des prisonniers sont enchaînés de façon à ne voir qu'un mur sur lequel sont projetées les ombres des personnages qui passent devant le feu. Ces ombres sont les seules informations dont disposent les prisonniers sur la réalité qui est derrière eux."

"Nous sommes ces prisonniers. Les Vernehmung, les bruits de serrures que nous entendons sont les ombres de la réalité qui nous attend à l'autre bout de notre caverne, ce long couloir qui mène à l'interrogatoire. Mais la comparaison s'arrête là. Les prisonniers de la caverne de Platon, eux, sortent vers la lumière..."

Un autre jour: "Sais-tu jouer aux échecs?" Je ne sais pas. "Veux-tu apprendre?" Lorsqu'un soldat ouvre ma porte je lui dis vouloir écrire à mon enquêteur. Il m'apporte, quelque temps après, une feuille de papier et un demi-crayon. Je pousse et sors la mine de son enveloppe de bois. J'en brise les deux extrémités, je les remets en place, le vide au centre est comblé par de la mie de pain. Sur le papier, j'écris un petit mot à celui qui m'interroge: "Je m'ennuie. Pourrais-je avoir des livres? Peut-être une méthode pour apprendre l'allemand?" Il était temps, le soldat est déjà là pour réclamer son crayon et ma lettre.

Bénéfice de l'opération: la partie centrale de la mine de crayon, prélevée entre les deux extrémités. Puis un peu plus tard, un livre: Histoire de l'Amérique du Sud, dans lequel j'apprendrai quel homme admirable fut Simon Bolivar.

Etre debout sur les chiottes me permet de voir le dessus de l'étagère la plus haute. J'y dessine un échiquier avec mon morceau de mine de crayon, selon les instructions de CYPRIEN. Avec de la mie de pain prélevée sur la boule du matin, bien pétrie, je modèle deux rois, deux reines, quatre fous, quatre cavaliers, quatre tours, et une ribambelle de pions. La moitié est trempée dans le "café" pour lui donner une différence de couleur. Il faut attendre que ça sèche.

L'échiquier est prêt. Deux coups sur le mur. CYPRIEN m'explique alors où va chaque pièce, ce qu'elle peut faire, et nous jouons notre première partie. Et puis une autre. On peut abandonner une partie et la reprendre à volonté: l'échiquier n'est pas visible de l'indiscret fouineur debout sur le sol: il faut grimper sur les chiottes pour le voir. Fasciné, j'en oublie parfois que je suis en prison!

Les Chleuhs, cependant, n'oublient pas. Chien Hargneux, en tournée d'inspection, m'a sans doute entendu annoncer: "Fou sur A5", regarde par le judas, vois une cellule vide puisque je suis dans l'angle mort.

Bruit de serrure urgent. Lorsqu'il entre, je finis de reboutonner ma braguette, debout à côté des chiottes. Lourdaud, soupçonneux, il rôde et renifle, mais ne détecte rien. Je me suis mis debout au garde-à-vous sous la fenêtre, juste ce qu'il faut de crainte affichée dans mon attitude. Mais c'est lui qui perd cette partie-là. Comment dit-on échec et mat en allemand? La partie sérieuse reprend.

CYPRIEN m'enseigne différentes entrées de jeu, plusieurs manoeuvres, mais, bien sûr, il gagne toujours! Enfin vient le jour où je me sens suffisamment à l'aise sur mon échiquier pour sortir hors des rails et ne plus respecter ce qu'il convient de faire. Je lance mes troupes hors des sentiers battus, un peu au hasard, pour créer la surprise. Et je gagne!

Vernehmung m'appelle de temps en temps. Il veut que je lui raconte la radio. D'abord en Angleterre. Ça fait deux ans que j'y suis passé et je n'ai aucun scrupule à raconter, inventant au besoin des détails pour faire durer le plaisir, tout sur l'école d'entraînement. Ce secret de polichinelle ne vaut pas la peine que l'on se dispute. Landrecies l'intéresse moins: les arrestations là-bas sont le fait de la concurrence et ça n'est pas très rentable pour lui.

Il n'est pas pressé. Bavarder, pratiquer son anglais avec un détenu à Loos est sans doute préférable aux empoignades avec l'Armée Rouge sur le front de Russie. Il me dit sa vie au Canada. Il représentait une firme allemande. Et sans doute un peu aussi les services de renseignements du Reich.

Il me raconte ses succès: il retourne des agents, y compris des radios, et par eux obtient des parachutages de Londres! Bien sûr il se vante, et je n'en crois rien[10].

"Ça vous intéresserait de travailler avec nous?" Je rigole: "Vous auriez confiance en moi?" Il rit aussi et ne m'en parle plus. Plus tard je me dis que j'ai peut-être loupé là une occasion de m'évader.

J'avais espéré d'autres confrontations, peut-être avec Fassin, ou Solange, pour avoir l'occasion de les voir. Je n'étais détenteur d'aucun gros secret, et une fois ma condition de radio bien établie - qui n'avait vu passer que des télés codés - la tension des interrogatoires avait baissé.

"Nous allons à Paris," dit-il un matin. Dans la traction avant qui nous emmène je retrouve Janin, l'autre radio de notre mission, celui qui recevait le Broadcast. Je ne savais pas qu'il avait été capturé. Trois Allemands, dont mon interrogateur, nous accompagnent, et nous déposent rue des Saussaies, où l'on nous enferme pour la nuit dans des cellules séparées.

Le lendemain, sur le bureau de l'Allemand qui me reçoit il y a un nerf de boeuf. Je prends une mine craintive. L'Allemand sourit, saisit le nerf de boeuf et le glisse dans un tiroir. Il me dit de ne pas avoir peur. La sensation du pouvoir doit lui être agréable, si j'en crois la fatuité du sourire. Mais comme je lui ai fait comprendre que je le craignais, il ne lui est plus nécessaire de me frapper. Il veut que je lui répète ce que j'ai dit à Lille, mais en plus succinct: il est pressé. Je repasse sur l'Angleterre, le réseau de Landrecies qu'ils ont démoli en janvier, et sur les difficultés rencontrées par mon patron pour en reconstruire un nouveau. Mon ignorance du contenu des télégrammes qui passaient entre mes mains, toujours codés.

Encore une nuit en cellule. On me refait - peut-être - le coup du mouchard, mais celui-ci est plus subtil. Il serait de la région de Rouen, il parle raisonnablement, mais beaucoup trop. Moi, j'ai trop sommeil pour parler.

Départ le lendemain matin, avec arrêt devant un immeuble à la Porte Molitor - tout près de la piscine où je nageais autrefois toutes les semaines - pour prendre un de nos policiers. Le chauffeur monte le chercher. Il ne reste qu'un garde avec nous, debout près de la voiture. Janin, assis à côté de moi - nous avons été séparés tout le temps de notre séjour à Paris - me montre la poche au dos du siège avant. Il y a là un pistolet, d'un modèle que je ne connais pas. Le temps de réfléchir à la situation, de tripoter l'arme - est-elle chargée? armée? où est le cran d'arrêt? Puis-je, menottes aux poignets, abattre l'Allemand debout près de la voiture s'il sort son pistolet? - les deux autres sont là, ils montent, l'un d'eux s'assied entre nous. L'occasion - si c'en était une - s'est échappée. Je me sens bien lent et bien mou. Retour à Loos.

Les jours passent, sans doute, mais le temps est immobile, ou plutôt il tourne en rond: la journée qui commence avec la rentrée du tabouret aux vêtements n'est que celle de la veille qui recommence. Le jeu d'échecs, la leçon d'allemand, la conversation à travers le mur, n'ont ni queue, ni tête: du rembourrage pour emplir le vide. Le calendrier dessiné sur le mur, où chaque jour je trace un bâton, n'a aucun sens. J'ai bien vu, au loin, les feuilles couvrir les arbres; et le soleil hausser sans cesse son arc dans le ciel, et abaisser son ombre sur mon cadran solaire, mais je flotte, suspendu: ma vie est en panne, jusqu'au matin, soudain différent, où elle sombrera.

Vernehmung me convoque rarement à présent, et nous n'échangeons plus que des généralités. Que pense-t-il de la guerre? Ils vont la gagner, ils ont des armes secrètes, terribles. "Vous voulez dire les fusées qui bombardent l'Angleterre? - Bien plus terrible que ça! - Et moi, quel sera mon sort? Vous serez sans doute fusillé." Évidemment. Rien de surprenant. Cette éventualité est présente en mon esprit depuis la décision de revenir en France clandestinement. Elle prend, bien sûr, davantage de place depuis que je suis entre leurs mains. Opérateur radio clandestin, combattant sans uniforme derrière leurs lignes, il n'y a pas grand-chose d'autre à attendre. Un peu d'espoir en une avance foudroyante des Alliés? Un échange? Possible, mais peu probable: une minuscule flamme d'espoir.

A Lyon, nous avions parfois discuté de ce sujet. "Que fais-tu lorsque tu te trouves devant un peloton d'exécution?" Et comme toujours, c'est Maurice Yahiel qui avait la réponse la plus satisfaisante: "S'il y a dans ta vie quelques minutes qui sont à toi, ce sont bien celles-là. Tu fais ce que tu veux. Ris, pleure, fais un bras d'honneur, pisse dans ta culotte, ferme les yeux. Ce temps t'appartient, tu ne dois rien à personne, et tu n'as rien à foutre des images d'Épinal." Je m'y vois. Je voudrais avoir l'air indifférent, lisse, ne pas donner prise...

Nos gardes sont des soldats de l'armée allemande, pas des SS. Quelques jeunes, peut-être blessés en convalescence? Ou bien eux-mêmes punis, en prison? Quelques vieux. La plupart pas méchants, plutôt indifférents, un ou deux même "gentils".

Ma porte s'ouvre un jour, et un soldat, la cinquantaine, celui à qui Cyprien et moi avons collé l'étiquette "le fumeur", à cause de son éternel fume-cigarette, sans cigarette, bien sûr, pendant le service, et qu'il nous dit garder à la bouche pour pallier l'odeur qui lui saute aux narines chaque fois qu'il ouvre la porte d'une cellule pleine d'hommes pas propres, le fumeur me lance un sac en papier. J'y trouve un paquet de tabac, un livret de papier à cigarette et une boîte d'allumettes. Un cadeau de Fassin?

À l'école, mes petits camarades grillaient des cigarettes en se cachant, "pour avoir l'air d'un homme". Je n'avais pas envie d'avoir l'air, et je n'étais pas pressé de ressembler à ceux que je voyais autour de moi. Ma mère aussi fumait. Tout cet argent qui s'en allait en fumée. Alors qu'elle et moi n'avions pas toujours assez à manger. Que trouvaient-ils donc tous à ça? Quel était donc ce plaisir mystérieux, qui me semblait absurde, qui m'échappait?

J'avais là de quoi faire une étude sérieuse, le temps pour la réflexion et la matière première. Je roule, j'allume, j'aspire, je tousse. La première impression était la bonne: c'est absurde et dégueulasse!

A force de se trouver face à face à chaque ouverture de porte une certaine intimité s'établit entre gardiens et prisonniers, d'autant plus qu'en fait ils sont presqu'autant prisonniers que nous, enfermés dans ces murs. Que je sois jeune et rieur, que je sois parachuté de Londres, attire l'attention des soldats. Lorsque Chien Hargneux, le feldwebel, n'est pas sur leur dos, et que le service leur en laisse le loisir, il arrive que l'un d'entre eux ouvre ma porte pour me parler. Je suis un objet de curiosité.

Un jour, alors que les escadrilles passent au-dessus de nos têtes - les avions alliés sont à présent maîtres du ciel et survolent souvent la prison - le "fumeur", qui vient d'ouvrir ma porte, et un jeune soldat qui l'accompagne, me disent, mi-geste mi parole, que nous risquons d'être bombardés. Je réponds en mon allemand tout neuf: "Nein, die sind meine freunde[11]!"

Manque de tact! Ils m'engueulent. Ils ont tous de la famille sous les bombes en Allemagne. Largeur d'esprit surprenante: devant mon air penaud et effrayé, ils se calment et même me rassurent. Nous tombons d'accord: "Krieg Scheisse[12]!"

René Bigot - CYPRIEN - nous a écouté. Il rit d'entendre comment je me sers de son enseignement allemand. Je suis un bon élève. Je parviens même parfois à le battre aux échecs.

Bruit de serrure. "Café". Un des porteurs de bidons me glisse: "Ils ont débarqué cette nuit!" Nous sommes le 6 juin 1944. Deux coups sur le mur. "Allo, CYPRIEN? Tu sais ce qu'on vient de me dire? - Oui, il me l'a dit à moi aussi." L'imagination s'envole, on se voit libéré d'un instant à l'autre!

Et puis le temps passe, les Alliés ont bien du mal à quitter les bords de la Manche. Les promenades dans la prison sont de plus en plus rares. Tourner en rond - vingt, trente minutes - à l'intérieur d'une petite cour triangulaire, en plein air, n'était pas désagréable, après la cellule. J'en suis réduit à une gymnastique entre mes murs, pas drôle.

La guerre patauge autour des plages normandes. Il y a presque deux mois qu'on s'attend à être libérés, et rien ne se passe. Mon interrogateur m'a laissé tomber. À notre dernière entrevue il m'a annoncé la naissance du petit garçon de Fassin et de Solange. "Ici, dans la prison?" Offusqué: "Non, bien sûr, à l'hôpital. Nous sommes des gens civilisés!"

"Ils avancent partout". C'est la phrase rituelle du "téléphone" - cette communication criée par les fenêtres, ou portée par les hommes de corvée, d'une cellule à l'autre - tous les matins. Incantation quotidienne, qui finit par agir, vers le début du mois d'août. Les Alliés font enfin sauter le front allemand et se répandent comme du mercure, Patton vers la Bretagne, Leclerc vers Paris, les Canadiens et les Anglais de Montgomery suivent la côte et remontent vers nous. Cette fois-ci c'est vrai, on va être libérés tout de suite, sinon plus tôt.

Le 16 août 1944, c'est le jour de mon vingt-quatrième anniversaire, et aussi le jour d'un autre débarquement, en Provence celui-là. Les habitudes de la prison sont perturbées. Les Allemands rassemblent ici leurs prisonniers des petites prisons alentour. Pour nous emmener en Allemagne, dit la rumeur. N'importe quoi: comme si les Chleuhs en pleine déroute, qui ont déjà bien du mal à arracher leurs propres hommes à la captivité, allaient s'embarrasser de nous. Comme si les Alliés qui sillonnent le ciel en toute liberté, et la Résistance triomphante, allaient laisser une seule voie de chemin de fer, une seule route à leur libre circulation... Le plus gros risque me semble être qu'un excité nous fusille avant de s'en aller.

Ma cellule est envahie. À présent nous sommes huit. Ce désordre rend le jeu d'échecs quasi impossible. Le 25 août le "téléphone" nous apprend la libération de Paris.

Paris libéré. Sans moi. Des siècles vont s'écouler avant qu'il y ait une autre libération de Paris. Cette joie fantastique dont je suis exclu. On ne peut sans doute pas tous être à Paris: j'aurai droit à la libération de Lille... J'imagine bien ces premiers soldats, exhubérants vainqueurs, presque aussi contents de nous libérer que nous sommes heureux d'être délivrés...

Encore un jour ou deux et ce sera notre tour. Il fait chaud. Il y en a qui ne se lavent pas trop. L'air est épais. Le "fumeur" fait la gueule derrière son fume-cigarette vide, lorsqu'il ouvre notre porte.

Le 30 août, on nous rend nos affaires. Qu'il est satisfaisant d'avoir une ceinture pour retenir son pantalon, et des lacets pour serrer ses souliers!

Le 31, dernier crescendo des serrures. Le "fumeur" ouvre notre porte, fait signe de sortir. Sur la passerelle il y a foule. Les détenus attendent, endimanchés, valises et paquets à la main. Signal de départ. La colonne se met en marche, en piétinant, vers les escaliers.

J'allais passer devant lui, lorsque le "fumeur" ouvre une cellule juste devant moi, la porte ouverte me barrant le chemin. Arrêt. Je ne comprends pas: il n'y a personne à l'intérieur de la cellule. La porte reste ouverte quelques secondes. Le feldwebel, en bas, gueule: "Los! Los! 'runter[13]!" Le "fumeur" referme la porte. Je comprends à sa figure que je suis un abruti. Il essayait de m'extraire du groupe en partance, et je n'ai rien compris!

Descente. Voici la rotonde, sa grille - qui était restée intacte lors du bombardement - est ouverte en grand. Ciel bleu. Je retrouve Raymond Fassin et René Bigot. Mais aucun signe de Solange: il n'y a aucune femme avec nous[14]. Autocar. Embarquement. En route! Nous regardons attentivement autour de nous: la Résistance va surement nous délivrer.

Débarquement dans une gare de triage[15]. Un train de marchandises, cerné de soldats. Il faut y grimper, encouragés par les cris rauques de quelques gradés. Fine poussière grise sur le plancher de notre wagon à bestiaux, un bon centimètre. Du ciment? De l'engrais? Quarante hommes, huit chevaux (en long) dit l'inscription sur la paroi à l'extérieur. Pas de chevaux, mais plus du double d'hommes.

La Croix-Rouge est là. Des dames distribuent des vivres, des encouragements. Ceux qui ont de quoi, écrivent et donnent des messages aux dames. Ne pas s'en faire, disent-elles, la Résistance est prévenue, elle ne laissera jamais passer le train.

L'après-midi touche à sa fin. On ferme les portes coulissantes. Derniers cris d'adieux. Le train s'ébranle. Les wagons de tête, et ceux de queue, portent l'escorte et sont équipés de mitrailleuses. On roule au pas - les Chleuhs se méfient sans doute d'un sabotage - mais on roule. Voici la Belgique, voici la nuit. Les trépidations emplissent l'air de poussière. On a soif, mais pas d'eau. Peu de place, chaque geste touche un voisin. On pisse dans une boite à conserve, qu'il faut vider à travers les barreaux d'une des fenêtres. Ça éclabousse un peu. C'est plus compliqué lorsqu'il s'agit d'un besoin plus sérieux.

Dans un coin, quelqu'un fait un trou, au dessus du tampon, malgré les protestations de ceux qui craignent des représailles, et qui veulent appeler les gardes. Fassin, Bigot et moi, on pèse le pour et le contre. Le train va si lentement qu'on pourrait sauter aisément, mais la cible que nous serions alors aussi serait facile. Il est impensable qu'avec tous ces avions, et la Résistance, le train aille bien loin. Il vaut mieux rester caché dans la masse.

Cris. Coups de fusils. Rafales de mitrailleuses. Freinage brutal. Exclamations rauques à l'extérieur. La porte du wagon s'ouvre. Des Allemands furieux menacent: "Un qui s'évade, dix de fusillés!" Ils installent une sentinelle au bord de la porte, qu'ils laissent ouverte. Le train repart, se traîne, s'arrête à nouveau, repart. La bouche pâteuse de soif et de poussière, je finis par me laisser bercer vers un demi-sommeil. Appuyé aux autres - il n'y a pas la place pour tous s'étendre - je ne pense qu'à boire....

Au matin c'est la Hollande. Grande gare de triage où notre train se pose et attend. Aiguillages. Nombreuses voies parallèles qui brillent au soleil. Sur l'une d'elles un autre train, plein de soldats allemands, qui s'excitent à notre vue, et nous lancent des insultes. Du wagon en face du nôtre partent des coups de feu. Protestations véhémentes de notre sentinelle! Un de mes compagnons a reçu une balle au travers du mollet, montre la blessure à la sentinelle, qui hausse les épaules.

Le train, à présent, roule vite. Le moral est bien bas. Arrêt dans une gare: Aachen - Aix-la-Chapelle. On vient de traverser la frontière allemande. Aix, ça veut dire eau. J'ai soif. Sur le quai il y a une fontaine. Délicieux bruit de l'eau qui ruisselle, et rots de nos gardes qui s'abreuvent et rient de satisfaction. Nous, on repart sans une goutte. Soif. Soif.

Je rumine les occasions offertes de m'échapper, que j'ai laissé filer. Et à quoi jouent la RAF et l'USAF? Et tous ces héros des Résistances française, belge, hollandaise?[16] En train de se soûler la gueule ensemble pour fêter la Libération? Soif. Boire. La soif m'obsède.

Le train ralentit: Köln. C'est Cologne. Le train s'arrête un peu plus loin, dans une gare de triage. Grands cris: "Los! Los!" Il faut sauter des wagons. Le troupeau, entouré de chiens et de soldats, est conduit vers des bâtiments proches, endommagés - sans doute par les bombardements. C'est le Parc des Expositions. Il faut aller sous terre: entrelacs de couloirs et de caves, obscurité.

Un civil vient vers nous, accompagné d'un chien-loup. L'homme est amputé, c'est un SS, il a laissé son bras en Russie, c'est ce qu'il nous raconte dans un long discours rauque où il nous promet que nous allons en baver en Allemagne. De temps à autre il lance le chien sur la masse qui se recroqueville sous l'assaut. Cave voutée, pénombre, chien qui montre les dents et mord ici et là. Ceux qui sont à portée de chien essaient de rentrer dans la masse, qui préfère les garder en écran entre le chien et elle...

Robinet. Je peux boire mon soûl. Rien à manger que les provisions apportées de Lille. Il en reste peu. On dort par terre. Réveil brutal par le manchot et son chien. Long discours méprisant les Français sales: certains d'entre nous ont transformé quelque recoin obscur en latrines. C'est une preuve - mais il n'en avait pas vraiment besoin - que nous appartenons à une race, une civilisation inférieures.

Appel. Un groupe d'entre nous s'en va, on ne sait où. Le reste est assemblé. En route pour la gare de triage, sous escorte, cette fois-ci, de Schupos. Ces flics de ville ont besoin de se défouler et de montrer qu'ils peuvent infliger de la souffrance aussi bien qu'un vrai soldat du front. On grimpe à toute vitesse dans les wagons, sous les coups et les injures, entassés encore plus serrés que dans le premier train.

On roule. Midi. L'après-midi. Le soir. Longs arrêts ici et là. La soif revient. La nuit. Une journée. Je suis abruti, écrasé de fatigue: les trépidations, la poussière, la bouche desséchée, les odeurs, le spectacle de la déliquescence des autres, qui me montre ce que je suis sans doute devenu moi-même...

Une autre nuit commence. Le train s'arrête. Les portes s'ouvrent. Lumière crue des projecteurs sur une gare de triage: celle d'Oranienburg. Encore des chiens, ceux-ci ont des petits manteaux sur le dos, porteurs d'un sigle: SS. Les hommes portent le même insigne que les chiens. Cris. Coups. Les abois des hommes ressemblent à ceux des chiens, eux-mêmes semblables aux SS, cercle vicieux s'il en fut. Hurlements rauques: "Los, mensch! Los! 'raus! Los!" Tous les voyageurs ne sont pas jeunes et souples, et certains tombent, cibles des bottes et des matraques. Gueules haineuses des chiens et des hommes qui cherchent à faire mal. Dans quel lieu de folie sommes-nous donc venus?

          Chapitre huit

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)