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Chapitre sept

Geheime Feld Polizei


Une traction avant[1] noire roule à peine, à ras du trottoir, et s'arrête ayant un peu dépassé le café. J'aperçois tout juste sa malle arrière, à travers la vitre, et aussitôt après, de l'autre côté, le capot de la voiture qui la suit et qui s'arrête. Elles encadrent la devanture. Bruits de portières. Les Chleuhs. De grands diables ouvrent brutalement la porte du café, s'engouffrent. Manteaux de cuir verdâtre, ceintures serrées, pointant pistolets, mitraillettes. L'air méchants, ils aboient, chiens enroués: "Police allemande!" On s'en serait douté.

Pas grand monde dans le café, trois, quatre clients, le patron, la patronne. Ils fouillent tout le monde. Sur moi ils trouvent les télés codés. "Ach! Terroriste, Monsieur! Gross filou!" Mes poignets tordus dans le dos sont pris par des menottes. Une demi-douzaine de baffes en pleine poire.

La fouille du café continue: il semble qu'il leur manque quelque chose. Sans doute n'étaient-ils pas venus pour moi? Ma présence dans ce café était due au hasard, ou presque. J'y venais rarement, seulement s'il me fallait attendre un train.

Ils me jettent hors du café, m'enfournent sans ménagement dans une des tractions. Traversée de Lille. Passants indifférents. L'épée de Damoclès vient de me tomber sur la gueule et je contemple le désastre.

Dans le café, j'ai eu quelques secondes entre ma perception de l'arrivée des voitures et l'entrée des Allemands. Je n'ai pas réagi. Peut-être y avait-il moyen de s'échapper par l'arrière du café ou par les étages, là où il y avait les chambres de l'hôtel? Je suis resté planté là comme un sac de pommes de terre...

Où donc sont passés ces réflexes qui, jusqu'ici, m'avaient tiré d'affaire? Fatigue, découragement, lassitude après vingt mois de clandestinité? Le sentiment que la chose était devenue inévitable, que ça ne valait plus la peine de lutter?

La voiture s'arrête. On m'entraîne à l'intérieur d'un grand hall. Une chaise au centre d'un mur. On me plante dessus. Ça fait jeu de massacre. Il ne manque qu'un bateleur: Approchez! Approchez! Cinq boules pour deux francs!

Va-et-vient incessant de civils et de militaires. Phrases en allemand que je ne comprends pas. Sentinelles armées de mitrailettes, des 'Sten guns', celles qu'on nous parachute d'Angleterre: ils nous les ont piquées.

Un groupe d'hommes vient d'entrer. Ceux-là parlent français. Les acolytes de l'envahisseur m'aperçoivent, viennent à moi, grossiers. Insultes. Vilains gros mots. Un dicton anglais me revient: "Sticks and stones may break my bones, but words will never hurt me"[2].

Flac! Une baffe énorme m'enlève de la chaise et me jette à terre. Je me relève et me rassois. Une autre dans l'autre sens me jette de l'autre côté. Et une autre. Et encore. Je trouve ce jeu con. Enfin ils se lassent. Je ne les reverrai plus. C'était, comme ça, un petit délassement en passant.

La tête en feu, je reste là, assis, menottes toujours dans le dos, à attendre ce qui sera sans doute bien pis. Fuir l'horreur dans la mort? Il y a belle lurette que j'ai égaré ma pilule létale. L'utiliserais-je, si je l'avais? Sans doute pas encore. J'ai la trouille, mais ça n'est pas encore la panique. Ma cervelle, paralysée lors de mon arrestation, semble tourner à nouveau. Tout de même, j'aimerais bien l'avoir, cette pilule, au cas où il leur viendrait à l'idée que je sais quelque chose que je ne sais pas...

C'est mon tour. Nous sommes dans une grande pièce. Des chaises, des tables. Des Chleuhs m'entourent, menaçants. Vraiment des sales gueules. L'un d'eux a une grande balafre en travers de la joue. Mon atout, comme toujours, c'est d'avoir l'air jeune. Je me fais aussi petit garçon que possible. Je n'ai aucun mal à paraître terrorisé. "Terroriste, monsieur! Qu'est-ce que vous faites dans ce café? - J'attendais mon oncle, à qui je devais remettre les télégrammes, et je commençais à m'étonner d'avoir à attendre si longtemps. - Vous êtes un bandit, un terroriste! -Oh non! J'aurais bien voulu faire de la résistance, mais je suis malade, j'ai des crises d'épilepsie, alors on ne peut rien me confier. Seulement, quelquefois, quand on ne peut faire autrement, on me donne un courrier à porter..."

Je suis secoué de tics et de mouvements nerveux. Mes "symptômes", bien sûr, n'en sont pas. Je n'ai pas vu d'épileptiques depuis l'hôpital prison de Pampelune, et alors l'idée ne m'était pas venue que le jour viendrait où j'aurais besoin de les imiter: je ne les avais pas étudiét attentivement.

Mais mes Chleuhs, eux, n'en ont sans doute jamais vus. Il s'agit pour moi de faire diversion, de gagner du temps (essayez de tenir trois jours, disaient-ils à l'entraînement...). Ils ont l'air un peu dégoûté. Ce sont des héros, prêts à affronter les pires combats, mais un malade... Ils pourraient attraper quelque chose...

Où est-ce que j'habite? À Paris, au 36 avenue Junot. C'est l'atelier de Daniel Cordier, qui est parti pour l' Angleterre à la mi-mars[3], et j'y habite encore lorsque je suis à Paris. Ça ne devrait pas faire de dégâts. Encore quelques questions, et des baffes. Mais le coeur n'y est plus. Mon histoire, pour l'instant, tient. Mon air de franchise effrayée a endormi leurs soupçons. Je ne suis, de toute évidence, que menu fretin, un pauvre gosse pris un peu par hasard dans leur filet et qui leur fais perdre un temps précieux: ils ont d'autres terroristes à fouetter. On m'embarque pour Loos.

Au milieu des champs, au bout d'une longue avenue, la prison de Loos n'est guère accueillante. Sinistre grande porte qui s'ouvre à l'arrivée de la voiture, et qui se referme derrière elle. Rotonde d'où partent en étoile les bâtiments de cellules que l'administration pénitentiaire française et les Allemands se partagent en frères. Résonance de caveau. Le greffe de l'aile allemande est tenu par des soldats. À la demande de l'un d'eux, je lui abandonne ma ceinture, ma cravate, mes lacets, et le contenu de mes poches. Il met tout dans un sac après en avoir inscrit le détail sur un registre. Un de ses collègues me fouille, s'assure que je n'ai rien oublié. L'endroit serait calme, feutré, n'était un gueulard de feldwebel, au visage de hyène, aux bottes qui martèlent le ciment du sol.

On me donne un numéro de cellule, une paillasse, une couverture, une gamelle, et une cuillère. Portant mon fardeau, retenant mon pantalon sans ceinture, traînant les pieds pour ne pas perdre mes souliers sans lacets, je suis le soldat qui me mène. Tiens! Lui est en pantoufles. Escalier. Passerelle. C'est au deuxième étage. Ils sont déjà quatre dans la cellule lorsque j'y entre. Surprise: il y a là André Paternôtre, un fermier de Landrecies, de l'équipe Robert, chez qui j'émettais parfois. Je ne lui fais aucun signe de reconnaissance, en espérant qu'il aura l'esprit de résister à la tentation d'accueillir un ami. Il comprend et ne bronche pas.

Cinq mètres de long, deux mètres cinquante de large, les murs blanchis à la chaux sont plutôt sales, une pile de paillasses et de couvertures dans un coin, - j'y pose ma contribution - une table attachée au mur par une charnière, cinq tabourets, un lavabo avec un robinet d'eau froide, des chiottes dans le coin à droite de la porte, avec au-dessus deux triangles de bois formant étagères, deux autres dans le coin gauche, un judas dans la porte, une fenêtre, haute dans le mur, avec des barreaux, et en dessous une bouche de chauffage central qui, bien sûr, ne chauffe pas. Au plafond une ampoule: l'interrupteur est à l'extérieur de la cellule.

Indiscrétion: " Pourquoi t'es là?" Discrétion: "Je sais pas, ils m'ont ramassé dans un café, j'ai pas compris." J'entends de temps à autre à travers la porte des phrases criées en allemand. Mes nouveaux compagnons m'expliquent: on appelle les détenus à l'instruction de leur affaire, c'est-à-dire à l'interrogatoire. D'abord le numéro de cellule, puis le nom du type, écorché, puis: "Vernehmung!"

Bruits de bidons, portes qu'on ouvre et qu'on ferme, au loin. Ça se rapproche. C'est à nous. Soupe du soir. Je donne la mienne aux autres. L'angoisse est trop forte pour que je puisse manger. Paternôtre et un des gars ont reçu des colis de chez eux. Ils partagent scrupuleusement, et distribuent un petit supplément à chacun. L'accent du Nord est chaleureux: "Minge! Che t'f'ront du bien! - Non merci, sans façon, je peux pas."

Il faut se déshabiller pour la nuit. Crescendo des bruits de serrures. Notre porte s'ouvre. Il faut mettre les tabourets dehors, sur la passerelle, les vêtements empilés dessus, les chaussures à côté. La porte se referme. On étale les paillasses, on déplie les couvertures. La lumière s'éteint au bout d'un moment. Bonne nuit! J'ai les yeux grands ouverts dans le noir. Angoisse. Léger bruit. La lumière s'allume. Un oeil est dans le judas. C'est la Werhmacht qui chasse, en pantoufles pour ne pas faire de bruit et ainsi surprendre ses proies.

Au matin - il fait à peine jour - une porte au loin s'ouvre, se ferme. Puis une autre. Le bruit se rapproche peu à peu, et c'est notre tour. On reprend possession des tabourets et des vêtements. Et ça recommence au loin, bruits de bidons en plus des bruits de serrures. Ils arrivent à la cellule voisine, puis à nous: c'est le petit déjeuner. À chacun une boule de pain et une louche d'un liquide noirâtre qu'ils appellent café, mais c'est un mensonge.

On se lave, on lave la cellule, soigneusement. Ça ne fait pas de mal d'être propre, et ça aide à faire passer le temps. La litanie des Vernehmung reprend: "Fünf und sechsich! Herunter! Vernehmung!" Le récitant traîne sur le "neh": "Verneeeehmung!"

Bruits dans la serrure. La porte s'ouvre. Pointe d'angoisse. Chacun se demande si c'est pour lui. Le soldat s'écarte pour laisser entrer un rouquin dans la cellule, referme la porte. Nous sommes à présent six. Plein d'assurance, le nouveau. Bavard, il nous raconte ses exploits: parachutages, armes qu'il vend un bon prix. "Et chez vous, combien on demande pour un pistolet?" C'est un mouchard, mais quels gros sabots! Il espère sans doute provoquer une réponse indignée: "Nous, on ne fait pas ça pour de l'argent!" Personne ne trébuche. On le regarde, l'air aussi bête que possible. Il est évident qu'on ne sait pas de quoi il parle.

Les jours passent. M'aurait-on oublié[4]? Les aurais-je convaincu de mon peu d'importance, pauvre malade jeune simili-courrier? Je suis soulagé d'avoir déjà tenu plus de trois jours, mais l'angoisse ne me lâche pas, et je ne mange toujours pas. Pourrais-je jeûner à en être malade? Malade, on vous transfère à l'infirmerie, et dans les récits d'évasion, c'est souvent de là que le prisonnier s'évade.

On vient chercher notre mouchard. Sans doute pour aller exercer son art dans une autre cellule. La porte se ferme, s'ouvre un peu plus tard. Colis pour Paternôtre, du linge propre, de la bouffe. Il rend son linge sale, où de petits messages, écrits sur du papier à cigarettes, ont été glissés dans les ourlets: "Je vais bien, le moral est bon". Exploration des ourlets du linge propre: "Courage! On pense à toi, les Alliés avancent!"

Dans la nuit du 9 - Pâques! - au 10 avril 1944: Alerte! Sirènes sinistres hurlent. La DCA, hargneuse, jappe au loin. Bruit de moteurs d'avions nombreux qui se rapproche. La DCA aboie tout près. La gare de triage de Lille-La Délivrance est à côté. La cible de ce soir?

Les fusées éclairantes, suspendues à leur parachute, illuminent jusqu'au fond notre cellule. Raffut général, d'où naît, va croissant, la plainte hurlée des bombes dans leur chute - quel ingénieux ingénieur a imaginé d'ainsi ajouter à l'explosif et aux éclats d'acier qui vont déchiqueter le corps de sa victime, ce bruit pour d'abord effrayer son âme?

Humour anglais, cette distribution d'oeufs de Pâques? Éclairs, tonnerre des explosions. FLAC! Ça vous coupe le souffle. Les vitres de la fenêtre ont volé en éclats, emportant le châssis, mais les barreaux restent intacts. Hurlements encore plus forts, plus menaçants - comment est-ce possible? - CETTE FOIS C'EST POUR MOI! Les bombes éclatent au pied du mur, sous notre fenêtre, dans la cour. Indicible, les mots sont trop faibles, pas faits pour ces choses-là! Gigantesque claque qui secoue, fend, déplâtre les murs - massifs heureusement! - de la prison, qui enfonce la porte, qui me jette dans un coin les oreilles giflées, cherchant ma respiration, qui remplit l'air de fumée, de poussière. J'ai tiré une paillasse par dessus moi. Recroquevillé, coincé, je suis sans défense. Pour la première fois j'ai vraiment peur: la panique. Rien dans ma tête, ni dans mes mains ne me donne prise sur ce qui se passe...

Enfin le vacarme diminue, la poussière se pose, la lumière rouge des incendies remplace le bleu électrique des fusées éclairantes suspendues à leurs parachutes. Par la porte défoncée, je sors sur la passerelle. Brouhaha. Beaucoup de cellules ont leur porte endommagée. Des détenus circulent partout mais pas d'Allemand visible. La grande grille, au fond du bâtiment, est indemne. Le souffle des bombes est passé à travers les barreaux. Il n'y a pas de trou assez gros pour me laisser passer... [photo]

Les Chleuhs reprennent leur prison en main: réparations de fortune sur les portes crevées, corvées de ramassage des gravats. Personne ne s'est évadé d'ici, mais le "téléphone" dit que les bombes, de l'autre côté, chez les Français, ont ouvert la prison et que certains en ont profité.... Les murs de notre cellule sont fissurés, on cloue des planches sur la porte, je ne me plains pas de la fenêtre arrachée: un peu d'air frais dilue l'odeur d'humanité entassée. Et ça repart: Vernehmung!

VERNEHMUNG!

     "Nothing in the world was so bad as physical pain.  
     In the face of pain there are no heroes, no heroes..." 
      George Orwell, 1984 [5] 

Dix jour après mon arrestation, c'est mon tour. On me sort de la cellule, puis de la prison, menottes aux mains. Voici la maison du premier jour. J'ai appris qu'il s'agit de la GFP - Geheime Feld Polizei - le service de contre-espionnage de l'armée allemande, qui serait moins bestial que le SD - Sicherheit Dienst - son synonyme du parti nazi. Pourtant ils n'ont guère l'air rassurant, lorsqu'on me pousse dans la pièce, à me regarder comme s'ils m'en voulaient. L'un d'eux tient un nerf de boeuf[6] qu'il ploie entre ses mains. Le balafré est là: "Vous terroriste, Monsieur! Vous gross filou! Monsieur vous mentir! C'est vous radio de Londres, c'est vous JEANNOT[7]! Nous savons tout!"

Aïe! Quelqu'un m'a identifié, peut-être lorsque je me promenais sur les passerelles, le matin après le bombardement? Ils n'ont pu inventer cela. "Non, mais non, voyons, vous faites erreur!..."

Une main me prend la nuque, me plaque le visage contre la table: plié à angle droit, j'ai les fesses en figure de proue. L'Allemand au nerf de boeuf me les cingle, à toute volée. Les trois premiers coups sont supportables, puis la douleur escalade exquisément. Je gueule. Je hurle de douleur. Ça atteint l'insoutenable. Un dernier coup et je craque: "OK, c'est moi le radio".

Sourires béats des Chleuhs, qui se congratulent, plient et caressent le nerf de boeuf en rigolant[8]. Ils veulent savoir d'où j'émets. J'explique que si j'avais encore les télégrammes en poche, c'est que je n'ai pas eu l'occasion de les envoyer, que je n'arrive pas à organiser un lieu d'émission et à obtenir le matériel nécessaire. C'est leur faute, ils arrêtent trop de monde, on travaille dans des conditions impossibles. Tiens, ça chatouille leur sens de l'humour. Et l'adresse de mon patron? À Paris. Mais encore? Je hausse les épaules: nous sommes des soldats de la France Libre, pas des résistants bavards. Ils ne croient tout de même pas que mon patron va me dire où il habite? En plus c'est vrai.

L'un d'eux, l'oeil et la bouche mauvais, veut savoir pourquoi je hais les Allemands, pourquoi je me bats contre son Grand Reich qui fait tant de sacrifices pour nous protéger du Bolche-visme. Je le rassure: je ne hais personne, mais lui, que ferait-il si les rôles étaient renversés, si j'étais en occupation chez lui? Que je lui prête des sentiments patriotiques a l'heur de lui plaire. L'atmosphère se détend un peu. "Vos papiers sont faux!" Pour montrer ma bonne volonté, je l'admets avec alacrité. "Qui les a faits? - Ils ont été fabriqués en Angleterre, mais je n'ai pas rencontré leur auteur." Bien sûr, ça n'est pas vrai, - ce sont ceux de Dieulefit - mais mon air de franchise fait bonne impression. Ils semblent contents d'eux, et me renvoient à Loos.

Je marche péniblement. J'ai mal au cul, au dos, aux jambes, mais surtout à moi. Aux mains de ces gens, je suis devenu un objet sans valeur, qu'ils jetteront sans doute bientôt. Le plus minable d'entre eux peut m'insulter, me frapper, me tuer. Ma volonté n'a prise sur rien. Je n'existe plus. De retour dans la cellule, je m'allonge sur le ventre, dans un coin. Les autres sont gentils: paroles de sympathie, d'encouragement.

Bruits de serrure. C'est encore pour moi. C'est trop. Je me lève avec difficulté. Il faut faire face. Sur la passerelle un homme rit. Visage de rat. "Alors c'est vous le radio JEANNOT? - Oui - Vous étiez à Landrecies, chez le vétérinaire? - Oui - Je suis bien content que vous soyez pris. Je regrette que ça ne soit pas nous qui vous ayons arrêté."

Pas moi. Ce type, pas plus grand que moi, me fait peur. "Surtout, ne dites pas à ceux qui vous interrogent que je vous ai parlé." Je trouve ça drôle. Je vais sans doute avoir besoin de sujets futiles pour remplir les interrogatoires, et si en plus je peux les amener à se disputer entre eux!

Il s'en va et je rentre en cellule. Les autres ont reconnu Walter Paarmann, du SD. Méchant, disent-ils. Il paraît qu'il y a rivalité entre la GFP et le SD. [photo]

A peine allongé de nouveau, - bruits de serrure - voilà qu'on m'appelle encore. J'en ai vraiment marre. "Komm! Affaires mitnehmen!" dit le soldat. "Prends tes affaires", me traduit un des autres, mais j'avais compris. Adieux aux copains: "Bon courage! Au revoir!"

"Los! Los! Mensch[9]!" dit le soldat. Mon dos est à présent si douloureux que j'ose à peine marcher. Le soldat me regarde, sans rien dire, ne me bouscule pas. Arrivés à une passerelle transversale, nous passons de l'autre côté. En face, il ouvre une porte, avec le numéro 52, et me fait signe d'entrer. C'est une cellule vide. J'étends la paillasse. Je m'endors. Un bruit de serrure me réveille: c'est la soupe. Je ne bouge pas. La porte se referme. Je frissonne. La fièvre, sans doute. Bruit de serrures au loin, qui se rapproche. Vite, il faut se déshabiller: j'ai le corps figé de douleur. Je regarde: mes fesses sont noires, vertes et rouges. La porte s'ouvre. Je pose sur la passerelle mon tabouret, vêtements empilés dessus, et mes souliers à côté.

Épuisé, je m'endors à nouveau. Au matin, j'accepte le "café", que je bois, et le pain, que je mange. Mon estomac s'est dénoué et j'ai faim. L'angoisse est remplacée par une certitude: je serai bientôt fusillé. L'idée ne me cause pas de gêne particulière. La chose est tellement évidente. Depuis toujours je lis des histoires de guerre: on y meurt beaucoup.

Je contemple mon horizon de murs. Cette cellule est semblable à l'autre, la solitude en plus, la promiscuité en moins: personne pour regarder et subir lorsque je satisfais mes besoins. Elle n'est pas très propre: j'empoigne la serpillière. Gestes mesurés: mon dos et mes cuisses sont si douloureux. Quelques "Vernehmung!" de l'autre côté de la porte, mais la matinée reste calme.

Tabouret sous la fenêtre, je grimpe et je regarde. À gauche, un bâtiment fait angle avec le nôtre. Il en vient des voix de femmes. En bas, une cour avec de l'herbe, bordée d'un haut mur. Une sentinelle allemande, fusil à l'épaule, s'y promène. Elle parle avec quelqu'un que je ne vois pas. Le soleil d'avril est doux à mon visage.

Bruits de bottes. On court sur la passerelle. Bruit de serrure. Ma porte s'ouvre. Chien Hargneux, le feldwebel, est là, m'engueule, longue tirade en allemand.

Je finis par comprendre que:

1) la sentinelle de la cour lui à fait savoir que je regardais par la fenêtre: c'est interdit. Si je désobéis la sentinelle me tirera dessus et on me mettra au cachot;

2) lorsque la porte s'ouvre, je dois me mettre debout, au garde-à-vous, au milieu de la cellule;

3) il est interdit de s'allonger sur la paillasse dans la journée.

J'ai bien cru qu'il allait me frapper, mais non, il s'en va. Je suis surpris par le peu d'émotion ressentie. Je m'endurcis? Au loin le crescendo des bidons et des serrures. J'accepte la soupe, bouillie de légumes et de pommes de terre.

L'après-midi, Vernehmung - loterie néfaste - tire mon numéro. Angoisse. Le parcours est différent. On suit un long couloir. Une flèche à gauche indique l'infirmerie. On continue tout droit. On croise un groupe de prisonniers, serviette autour du cou, cheveux mouillés. Au bout du couloir, un autre angle droit, puis couloir plus large. Sur la gauche, les douches. À droite, le soldat ouvre une porte et me dit d'entrer. Une table, des chaises. Un homme aux cheveux grisonnants, en uniforme, quelques galons, est assis à la table. Souriant, il me fait signe de m'asseoir. Il parle un français hésitant. Est-ce que je parle anglais? Oui. Ça lui fait plaisir de parler anglais: il a longtemps vécu au Canada. Il est chargé de mon dossier. Il espère que nous pourrons nous conduire en gens civilisés. Il déteste avoir recours à ces autres, si brutaux.

Il faut que je lui raconte ma vie, depuis ma naissance. Que je sois enfant "naturel" le chiffonne: "Votre père était peut-être juif? - Je ne l'ai pas connu, mais moi j'ai été baptisé à l'église de Passy." De m'être ainsi vivement défendu d'être juif me cause une gêne. Je ne voudrais pas me mettre aux côtés de la persécution officielle, même si je suis encore empreint de l'antisémitisme ambiant de mon adolescence.

Il m'apprend qu'ils ont arrêté Raymond Fassin, mon patron, à Paris, ainsi que Solange, sa secrétaire, et qu'elle attend un bébé. Naître en prison de parents qui risquent d'être fusillés d'un jour à l'autre...

Etudes? Je m'étends sur les difficultés rencontrées par la mère célibataire dans l'élevage de son enfant, les changements de pension et d'école, le lycée Janson de Sailly, l'école en Angleterre, l'école de TSF, le manque d'argent qui interrompt les meilleurs projets...

Confrontation, un jour, avec le couple du café-hôtel où j'ai été arrêté. Pas heureux, eux non plus... Lui, on l'appelait "l'Anglais" parce qu'il avait un crâne presque chauve au dessus d'une figure longue, et les dents un peu chevalines... J'avais deux ou trois fois attendu l'heure de mon train dans leur bistro. Et en arrivant d'Is-sur-Tille, nous avions tous dormi dans l'hôtel pour notre première nuit à Lille. Comme clients: je ne sache pas qu'ils aient appartenu à un réseau. Les Allemands lors de leur descente semblaient chercher quelqu'un ou quelque chose de précis... Y étaient-ils mêlés?

          Chapitre 7 (suite)

(Copyright (c) Maurice de Cheveigné)